Sur les côtes de Mbita, encore bien pris par les émotions de quitter cette île et son écoulement du temps – et donc de la vie – si particulier, nous attendons le bus de nuit pour rejoindre Nairobi afin de prendre le train pour rejoindre l’océan. 

Ces sensations ressenties nous ancrent encore plus dans la richesse du présent vécu et confortent l’idée que, libres et sans attente, nous pouvons nous ouvrir à une vie simple et connectée aidés par notre volonté de découvrir et de s’ouvrir, de se modifier et de se transcender. Par la volonté d’aider nous connectons nos énergies à la recherche d’un bien commun, supérieur à la quête individuelle de satisfaction et nous sortons de nos zones de confort pour aller chercher en nous des ressources utiles à l’ensemble, au collectif, au monde. La part du colibri illustrée par la foi illimitée en un monde qui sera grandi par le travail modeste de chaque être présent, connecté à un destin commun et à une volonté de changer, à son échelle, la façon dont nous expérimentons la vie sur Terre. 

Nous arrivons à Nairobi avec une seule volonté : en sortir le plus vite possible. Nous nous retrouvons donc à la gare de cette capitale tentaculaire. Il est 4h du matin alors nous attendons 6h que la gare ouvre. L’occasion de regarder les vidéos qui passent en boucle sur les écrans : des dessins animés mettant en scène un paysan bien bronzé qui crée de terribles accidents de train en volant les panneaux de signalisation et les barrières de sécurité pour revendre les pièces au village, tout ça en ricanant. Heureusement un homme, un peu moins bronzé et mieux habillé, témoin de ces actes criminels le dénonce à la police qui vient arrêter le coupable en pleurs. Le message de fin est écrit en chinois, sous-titré en Swahili… première manifestation du soft power chinois sur le Kenya. Le bâtiment de la gare est énorme et ressemble très fortement à un aéroport. Le gigantisme de ce lieu contraste fortement avec le fait qu’il héberge seulement 2 lignes ferroviaires avec pas plus de 6 trains par jour. Un projet de plus de 5 milliards d’euros dont la Chine est le créancier principal et qui pourra, suite à l’impossible recouvrement par le Kenya, prendre la direction des transports publics, s’emparer des ressources naturelles ou encore appauvrir le pays pour exercer sa domination singulière. 

A 7h du matin, les militaires font aligner les individus, femmes d’un côté, hommes de l’autre, le temps de procéder à des fouilles autoritaires et incongrues. Les valises sont alignées et les petits chiens, plus joueurs que renifleurs, commencent leur promenade autour de nos biens personnels. Les militaires nous somment de récupérer nos affaires avec une intonation jamais vue de la part de personnes sensées apportée protection et sécurité. Nous passons ensuite un premier portique métallique et passons nos sacs au scanner. Dans celui d’Anthony se trouvent nos couverts de pique-nique offerts par un ami au départ. Les agents de sécurité nous font vider le sac pour finir par nous dire que nous ne pouvons prendre le train avec cette fourchette, cette cuillère et ce couteau rond. Nous leur expliquons que nous voyageons depuis plus d’un an, en avion, bus, bateau et que cela n’a jamais posé de problème. Appliquant des protocoles de surveillance et de protection sans réflexion ni conscience du bon sens, ils nous imposent de leur laisser nos couverts… un excès de zèle qui nous poussera à les insulter avant de leur balancer dessus l’objet confisqué. Avant de passer un deuxième contrôle pour rentrer dans le bâtiment, Anthony fume une cigarette et une policière lui demande de lui donner le feu ayant servi à l’allumer. Sans aucune raison, elle récupère la boite d’allumettes et, dans un sourire provocateur, elle la lance à un de ses collègues qui la met dans sa poche, satisfait. 

Le troisième et dernier contrôle de sécurité sera celui qui nous fera perdre patience. Après avoir passé à nouveau nos corps au portique et nos bagages au rayon X, un homme palpe Anthony et lui demande de sortir l’objet cylindrique situé dans sa poche : une cigarette électronique. Il est soi-disant interdit de voyager avec ça car il est interdit de fumer dans le train. Nous lui expliquons une fois de plus, que nous voyageons depuis longtemps et que ça n’a jamais posé problème dans les transports. Refusant de réfléchir, l’agent garde la cigarette. Anthony lui arrache des mains en le sommant de considérer cette situation avec intelligence. Il appelle une policière qui nous refait le même discours et nous prend la cigarette. Elle nous explique que nous devons aller au poste situé à quelques mètres pour trouver un arrangement. Cristel éclate face à cette corruption et lui explique que le fonctionnement ici est fou et qu’ils ne font qu’appliquer les protocoles chinois, à nouveau sans être capable de penser par eux-mêmes. Anthony, dans une lassitude désespérée et blasé par cette utilisation du blanc pour faire de l’argent ou soutirer des biens, insulte copieusement la policière, qui, maintenant outrée, nous met dans le poste de police et explique la situation à un collègue à l’allure de gangster plus que de représentant de la loi. Cristel demande tout de suite si elle peut faire un détour aux toilettes attendant de pouvoir y accéder depuis 4h du matin (il est 7h à présent…). Après avoir obtenu des refus, elle se dirige dans un coin de la pièce, annonçant devoir alors soulager sa vessie, peu importe où. Heureusement, après que le gangster lui dise qu’elle ne serait pas la première à uriner dans leur bureau, un des policiers ordonnent à sa collègue de l’escorter aux WC. Maintenant son AK-47 contre lui, le gangster semble se rassurer sur le pouvoir qu’il a sur nous et légitime son incapacité à écouter notre histoire. Il nous dit que nous pouvons faire exploser le train avec cet objet mais quand nous lui demandons s’il sait comment ça marche et s’il veut qu’on lui explique, il répond : « I don’t need to know » avant de nous dire qu’il doit considérer tout le monde comme terroriste potentiel. Anthony lui explique qu’il affirme des choses par ignorance et que refuser d’apprendre n’est que le signe de sa stupidité et de sa bêtise. Il répond directement et en colère : « oui c’est comme ça, nous les Africains on est bêtes ». Ces mots confirment le sentiment d’infériorité malheureusement transmis pendant des siècles et l’état d’esprit dans lequel sont restées certaines personnes, usant de leur arme et de leur pouvoir pour venger un sentiment biaisé par des années de colonisation.

Nous comprenons que nous n’arriverons à rien avec ces gens et que notre vie peut devenir compromise en appuyant sur les parties qui font mal : leur ignorance, la bêtise de leur réaction et leur avidité économique. La policière explique à Anthony qu’il est désormais prisonnier et qu’il devra s’expliquer devant le juge pour les insultes proférées…Cristel, libre, part chercher des cafés, pendant qu’Anthony discute avec le seul policier au regard dénué d’intérêt et de volonté de dominer. Il explique à Anthony qu’il devrait s’excuser auprès de sa collègue. Il accepte à contre-cœur, dans le seul but de pouvoir sortir libre et prendre le train pour quitter cette ville malsaine. Après avoir pris en photo l’identité d’Anthony et avoir décidé de garder la cigarette (que nous nous ferons finalement envoyer sur la côte quelques jours plus tard) et après deux longues heures, ils nous libèrent et nous entrons in extremis dans le train, le premier de notre voyage. 

Nous hallucinons de cet excès de zèle et de ce sentiment d’infériorité observé et converti en une lutte pour le pouvoir pouvant se solder par des situations à la limite de la légalité, voir devenir dangereuse.

Ouf, nous voilà libres et en route pour la Côte et l’océan Indien… soulagés à l’idée de ne plus avoir à remettre les pieds à Nairobi. Le train nous permet de passer par des paysages déserts où circulent librement gazelles, gnous et autres animaux visibles seulement dans cette partie du monde. Dans le train, les hôtesses, comme dans les avions, font leur défilé infini dans les allées pour proposer boissons et snack, au point de finir par déranger tellement leurs allées et venues sont incessantes. 

Nous lisons le journal local et nous hallucinons de constater que ce que nous venons de vivre n’est qu’un faible aperçu de l’ampleur de la corruption et de l’abus de pouvoir dans ce pays. Un article relatant la gifle donnée par le député Rachid Kassim Amin à sa collègue lors d’une session au parlement, dénonce la réalité des kenyanes. L’article évoque notamment le chantage récurrent et nauséabond que les policiers font aux femmes venant porter plainte pour viol : si elles souhaitent que la police arrête le violeur, elles doivent leur offrir des relations sexuelles. Un double viol, une double sentence, une dissuasion efficace pour les victimes de faire appel à la justice et une impunité écœurante pour les violeurs. Nous sommes sidérés par ces constats qui nous font dire que ce monde est fou et que, malgré notre optimisme à toute épreuve, il sera difficile pour ce pays et pour ce peuple de sortir de cet engrenage de violence, de malhonnêteté et de domination masculine. 

Nous philosophons longuement, avec nos regards d’anthropologue et de psychologue, sur ces anecdotes. Nous constatons que les modèles d’identification de cette société poussent les individus à introjecter les normes d’une société malade et/ou laissée comme tel, les poussant à développer des névroses, des fétichismes (armes, confiscation d’objets et d’argent…), un sentiment d’infériorité… Autant de modèles fournis par la société et qui incitent certains individus élevés en son sein à les reproduire pour tenter de recouvrer une énergie diminuée par un processus d’acculturation pervers. Ces différents symptômes constatés ne sont pas apparus tout seuls. Ils sont le fruit de l’ancienne société dominante, l’Empire colonial britannique, et sont aujourd’hui, par mimétisme, récupérés de façon endémique par la nouvelle caste dirigeante. Il serait intéressant de pousser cette réflexion en allant observer ce qui se passe en Ethiopie ou au Liberia, seuls pays d’Afrique n’ayant jamais été colonisés… Quoiqu’il en soit, ici nous sommes forcés de constater que la paix, l’amour et l’unité ne se manifestent pas dans les cadres de la société (le système judiciaire, l’éducation, la politique…) où la corruption est la règle et non l’exception. 

Las de ce fonctionnement mais nourris par l’expérience vécue à Takawiri, nous profitons de 5 jours de pause pour apprécier les plages paradisiaques kenyanes. Après 24h de trajet (dont 45min de marche, 1h30 de bateau, 7h30 de bus, 6h de train, 1h30 de matatu et 15min de tuk-tuk…) et divers rebondissements, nous arrivons enfin à Diani Beach.

Notre hôtel est situé dans un quartier calme où les rencontres s’accompagnent toujours de sourires, de signes manifestes de bienvenue et de curiosité intéressante et moins intrusives que ce que nous avions connu jusque-là. La famille qui gère l’hôtel est une famille musulmane originaire du Yémen et nous sommes directement intégrés comme des membres de la famille. Nous passerons plusieurs moments sur la longue plage de sable blanc bordée de hauts palmiers, à prendre le soleil et à bouquiner.

Sachant que le retour approche, nous commençons dans nos échanges à orienter nos pensées sur le retour, sur nos aspirations et les possibilités à activer. Nous faisons le choix de commencer à nous informer sur la situation actuelle du monde et plus spécifiquement en France.

Mais très vite le bilan génère en nous anxiété et inquiétude. Nous constatons un climat de peur entretenu par les médias avec une obsession des chiffres et un plaisir malsain à la division. Nous sommes non-vaccinés par choix éclairés, philosophiques, spirituels et politiques et la perspective de rentrer en France dans ces conditions nous alarme et nous angoisse. Des amis qui doivent nous rejoindre en janvier, nous alertent sur les conditions scabreuses pour sortir du pays, sur les décisions liberticides prises en France et sur la morosité globale constatée.

Après 16 mois de voyage, nous nous sommes rendu compte que le COVID n’avait pas la même place dans les esprits du sud que dans ceux du nord, matraqués d’informations et de pression sur une exigence vaccinale hautement contestable. 

Jusque-là la crise sanitaire nous aura plutôt profité, nous permettant un premier confinement ressourçant, de voyager dans des lieux vierges, de se connecter plus facilement aux personnes rencontrées, d’avoir accès à des prix plus bas… Même dans les discussions le COVID n’était qu’une chose lointaine pour la plupart des locaux qui s’évertuaient à se concentrer sur leurs besoins présents et à ne plus se soumettre à cette angoisse collective. Nous avons vécu pendant plus d’un an dans des lieux où le masque est l’exception plus que la règle et où les déplacements pouvaient se faire quasi librement. Cette situation nous aura permis seulement de constater à quel point la fusion entre la peur et l’ignorance peut conduire des individus, devant respecter des protocoles sans logique ni bon sens, à agir de façon surprenante et quelque peu absurde parfois, comme désinfecter les roues des voitures, faire passer un thermomètre sous-aisselle sans le nettoyer entre deux personnes, créer des business de produits anti-covid… Tant de situations loquasses qui deviennent des anecdotes, de quoi rire un peu.

Mais aujourd’hui la perspective de rentrer chez nous commence à nous inquiéter car nous avons conscience que le pays que nous allons retrouver n’est plus celui que nous avions laissé. Nous avons conscience également que nous non plus nous ne sommes plus les mêmes, alors comment ne pas appréhender le retour ? Nous qui voulons nous former, travailler sur de nouveaux projets, continuer à vivre une alternance de pérégrinations et d’accomplissements professionnels, notamment tournés sur le soin aux autres, domaine aujourd’hui régi par des mesures sanitaires pénalisantes…

Nous sentons les échanges avec nos proches se teinter de peurs, de doutes, de défiances et de tensions alors nous décidons de nous unir, à deux, pour tenter de démêler cette folie et, par la chance de notre situation présente, d’observer les choses de l’extérieur et d’en faire notre bilan. 

Le bilan d’un monde à la dérive où le Covid n’est que le symptôme d’une maladie déjà bien présente. Nous observons un système en perdition qui a utilisé la nature de façon déraisonnée à des fins de pouvoir, de cumul de capitaux et de soi-disant confort de vie. 

Le voyage nous a montré, par ce qu’il nous a donné à voir et à ressentir, la nécessité vitale de changer de paradigme, chose déjà induite dans le début de cette crise… Le fameux changement dont beaucoup se réjouissaient lors du premier confinement un peu naïvement finalement. A quoi bon laisser la nature se reposer durant deux mois pour ensuite balancer nos masques dans les forêts et les océans, faire voler des milliers d’avions à vide pour conserver les créneaux d’atterrissage et de décollage, à produire toujours plus de plastique pour se tester tous les deux jours sans parler du retour en force des couverts en plastique que nous avions pourtant finit par bannir en grande partie ?

Mais parce que l’oligarchie au pouvoir refuse l’exercice de la reconnaissance de sa vulnérabilité, nous observons une tentative de gestion marquée par un solutionnisme technologique sensé tous nous protéger. La science et les acteurs de ce biopouvoir sont propulsés au centre de la résolution potentielle de cette situation, dont le débat existant en son sein est totalement ignoré ou rejeté. La promesse d’un retour à « la vie d’avant » (rassurante pour les personnes peinant à remettre en question le lien ontologique de leur rapport à la vie) justifie un ensemble de mesures liberticides, incohérentes et bien souvent dénuées de sens. Comment ne pas penser à Milgram et à son analyse de la soumission à l’autorité face à la légitimité accordée au scientifique et aidée par un contexte anxiogène ?

Nous voyons de loin s’installer insidieusement un autoritarisme qui, sous prétexte de sauver des vies, utilise un état d’urgence amorcé en 2015 avec la lutte contre le terrorisme pour faire passer des lois au forceps, dont la finalité est de faire plier les individus au choix unique proposé par notre oligarchie politique. 

Sans être anti-technologie, nous ne pouvons appréhender les dégâts du rôle central donné à la technologie dans la gestion de la crise. Cette crise qui a favorisé le développement du numérique, bénéfique au début dans le ralentissement de la crise économique et le maintien des liens sociaux, qui pourra par la suite faire disparaitre le présentiel à l’école, au travail et dans nos vies quotidiennes, légitimant le passage en force d’une loi sur l’instauration de la 5G (qui consommera près de 20% de l’usage de l’électricité mondiale). Se profile alors une société virtuelle, contrôlée numériquement (le modèle chinois, singé par de nombreux pays européens, le montre), poussée par l’illusion d’un transhumanisme censé sauver l’humanité en la rendant indépendante des relations avec le monde, détruit par ce même système. 

Malgré que la crise soit globale, le choix est visiblement porté vers la résolution de la crise économique au détriment de la crise écologique, de la crise sociale (allant au-delà de l’économie) et de la crise sanitaire (allant bien au-delà du COVID). Alors pour relancer la croissance, on laisse des laboratoires pharmaceutiques (déjà puissants) développer des produits dont ils deviennent les juges et les parties. Ces sauveurs de l’humanité jouent sur un discours de peur entretenu par les médias (eux-mêmes aujourd’hui dépendants de ce monde pour survivre) pour prouver que cette solution est l’unique possibilité pour pallier les problématiques actuelles. Ces mêmes sociétés qui ont, dans les années précédentes, payé des milliards de dollars d’amende pour falsification de résultats et malversation. 

Cette gouvernance de l’urgence permet ainsi de poursuivre la gestion de l’État comme on le ferait d’une entreprise : on rationalise les process et on laisse le marché réguler les fonctions régaliennes de l’État. C’est ainsi qu’on a coupé les financements de la recherche fondamentale pour privilégier une recherche-action permettant de justifier des décisions gouvernementales au détriment de la quête de la connaissance. C’est ainsi que 5700 lits se ferment dans les hôpitaux français (déjà saturés) en pleine crise sanitaire… sans manquer d’accuser les non-vaccinés de saturer les services de réanimation.

Sans compter non plus les informations contradictoires prisent par le gouvernement, les mensonges proférés, les refus de se plier aux alertes de la CNIL sur les libertés individuelles menacées, les recommandations de l’OMS sur la gestion de crise… Une crise qui empêche presque tout le monde mais rend plus riche une partie infime, elle-même actionnaire de tout cet arsenal médical et technologique. Les professeurs dépriment avec des protocoles créés du jour au lendemain et les médecins perdent le sens d’une médecine de proximité fondée une écoute active et un lien fort et complexe entre soignant et soigné… Trop c’est trop !

Nous nous surprenons alors, peut-être pour la première fois de nos vies, à avoir un cœur révolutionnaire. Une liberté qui ne se laissera pas diminuer, une intégrité qui ne se laissera pas anéantir. Alors, refusant finalement de se faire dévorer par l’angoisse que les médias procurent, on décide de les écarter encore un peu et, à nouveau, de faire confiance à notre capacité d’accepter et d’aimer l’incertitude et de continuer à nourrir notre force, bien que sourde et latente. Avec le besoin de savourer la douceur du présent, nous nous laissons prendre par l’énergie rasta de Diani, pouvant nous rappeler Puerto Viejo au Costa Rica si des dromadaires ne se promèneraient pas sur la plage.

Nous quittons ce havre de paix pour rejoindre la deuxième plus grande ville kényane, Mombasa, appelée la ville blanche et bleue. Nous avions convenu d’un volontariat au Tulia House Backpacker, où nous resterons un mois. Situé dans le quartier privilégié de Nyali, l’hôtel est le seul structuré pour accueillir des backpackers dans cette ville au potentiel touristique pourtant important. Protégé de mur le séparant de la ville, nous découvrons un espace coupé du monde : des coins chill à chaque étage, des transats, une piscine, un terrain de volley, un billard, un baby-foot, un bar, le tout entouré d’arbres et de palmiers propices à un isolement inspirant.

Si notre première impression fut d’arriver dans un établissement abandonné ou mal entretenu, la magie a opéré une fois la nuit tombée lorsque les petites loupiottes se sont allumées autour de la piscine et que la musique s’est enclenchée. On s’installe alors sur les transats pour observer ce nouvel environnement qui ne tardera pas à devenir le nôtre. Face à nous le bar est animé de débats et de tournées. Une convivialité qui nous rassure. En échange d’un lit, de boissons et de repas quotidiens, nous travaillerons 5 soirs par semaine au bar et alimenterons les réseaux sociaux de communication marketing.

Chaque soir est un peu pareil tout en étant un peu différent. Les soirs les plus calmes nous en profitons pour discuter longuement avec les clients qui aiment nous payer des coups. Si beaucoup sont des voyageurs de passage, français, allemands, british, polonais… la majorité sont des habitués. S’ils ressemblent pour certains à des arabes, pour d’autres à des Indiens, ils nous répondent tous qu’ils sont kenyans et leur swahili en est la preuve.

La position d’île côtière de Mombasa sur la route maritime des Indes en a fait un lieu stratégique dans le commerce d’ivoire, d’or et d’épices. 500 ans d’histoire faite de conquêtes portugaise puis omanaise (1600-1700) avant de devenir la capitale de l’Afrique orientale britannique (1895) puis d’être le chef-lieu du protectorat… Aujourd’hui libérée, la ville portuaire de Mombassa et ses alentours sont peuplés des descendants des commerçants et hommes d’affaires ayant trouvé prospérité il y a bien longtemps maintenant. Si dans le reste de la ville nous croisons énormément de femmes intégralement voilées et d’hommes portant la chéchia et le qamis, à Nyali nous observons des appartenances religieuses mélangées et plus modérées.

L’occasion pour ces femmes par exemple, comme notre amie Mona, de se réinventée le temps d’une soirée. Muna est là comme presque tous les soirs, maquillée, coiffée, vêtue légèrement. Elle est belle, elle est sexy, elle est femme. Elle sirote lentement sa Tusker Cider en nous parlant du machisme kenyan et du machisme italien, de leurs infidélités, de leurs violences, de leur domination. Nelly, notre collègue, répètera « All the men are from one and the same mother ». Muna nous montrera comment bouger son corps et nous chantera des chants japonais appris à l’école avant de partir à l’Hypnotika ou au Moonshine… mais après une semaine de découchage, la jeune femme doit retourner auprès de son fils laissé chez ses parents pendant que son mari l’attend à la maison, alors elle renfile son voile et sa longue robe qui recouvre ses pieds.

Nous rencontrons également la population musulmane aisée, de jeunes hommes ayant hérité des entreprises familiales florissantes, des mombasanais de retour d’Angleterre où ils sont partis étudier ou faire des affaires, revenus le temps des fêtes de fin d’année, des mombasanais qui viennent là car c’est l’un des seuls bars de la ville où fumer son joint est autorisé, des mombasanais qui viennent stopper leurs tremblements en commandant leur bouteille de whiskey quotidienne… Le bar en U dans lequel nous circulons invite les clients à s’échanger un fragment de ce qu’ils sont, une portion de leur savoir, un bout de leurs rêves et des miettes de peurs. Ils se provoquent, se complimentent, se resservent, se font rire, se questionnent, s’observent, s’élèvent, s’accompagnent dans un silence, dans une solitude ou une névrose… L’un écrit pour effacer les traumatismes d’une guerre, l’autre occupe ses journées vides après avoir été licencié il y a un an quand les touristes ont déserté, certains sont portés par la joie des retrouvailles avec leurs proches ou avec leur liberté… Nous apprécions la présence de ces femmes, féminines, puissantes, discrètes, instruites. Nous comprendrons qu’une femme ainsi apprêtée, assise seule et commandant une bière pour toute la soirée, n’est pas là sans but. Peut-être qu’un homme riche et souhaitant passer du bon temps viendra à elle. Il est difficile de parler pour autant de prostitution dans ce pays où il est courant pour un homme d’essayer de convaincre une femme de passer la nuit avec lui en échange de quelques billets. Qui ne tente rien n’a rien. Et si l’acte n’est pas directement rémunéré, être la maitresse d’un homme fortuné permet au moins de recevoir de jolis présents, de pouvoir fréquenter de beaux hôtels et restaurants et d’avoir des petits coups de pouces financiers en cas de besoin.

Nous savourons également retrouver l’ambiance backpacker, alors nous prenons le temps, avec délice, d’écouter les récits des voyageurs, de narrer nos aventures, de partager les recommandations. On vibre en évoquant l’Autre continent, celui qui nous a appelé et nous appelle encore, l’Amérique latine. On ravive nos cœurs révolutionnaires en prenant des nouvelles de nos terres natales. Parce que c’est ça aussi être barman/barmaid, écouter, rebondir, interroger, informer, rassurer, s’exclamer, exagérer, accepter les verres et les pourboires tout en assurant que notre gentillesse est désintéressée, c’est juste qu’on aime ça nous, rencontrer les gens. Mais le métier de barman/barmaid ne s’arrête pas là. Nous qui n’avons pas bu une seule goutte d’alcool ni de soda depuis notre arrivée au Kenya, on se retrouve à demander aux clients de répéter plusieurs fois leurs commandes : Tusker Lite, Tusker Lager, Savana, Juju shot, Balozi, Pilsner, Black Current, White Cap… Nous apprenons à décapsuler devant le client, à servir des shots, à effectuer des paiements MPESA, à garder les yeux partout, même en discutant, pour veiller à ce que personne n’introduise ses propres bouteilles, n’utilise le billiard sans payer, n’ai besoin de rien, ou ne parte sans régler. Lorsque Kim, le propriétaire des lieux, est là les commandes n’arrêtent pas et l’ambiance est à la fête. Si nos horaires de volontariat se terminent à minuit, nous restons souvent jusqu’au départ du dernier client, pouvant aller jusqu’à 4h du matin.

C’est ce que fait aussi Nelly, la seule serveuse restée après la 1ère vague du COVID, alors qu’elle commence à 15h avec pour seul jour de repos le mardi. Elle qui est censée terminer à minuit sur son contrat est tenue de rester jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne et ce, malgré le fait qu’aucune heure supplémentaire ne soit rémunérée. Nelly est payée 130€/mois (avec un loyer de 60€) et n’a pas pris un seul jour de congé depuis deux ans. Et même si elle est parfois exaspérée par le comportement de certains clients impolis ou par nos gestes maladroits, Nelly est pleine d’humour, de patience et de lumière. Cristel l’observe faire ses petits pas de danse avant qu’elle lui apporte un tabouret en s’exclamant « gossip time ». Elle qui ne nous paraissait pas vraiment bavarde au début, a pris l’habitude de parler durant des heures avec Cristel, oubliant même parfois de servir les clients ou ne réalisant pas que tout le monde est parti. Ses rires s’accompagnent toujours d’une répétition de high five. Elle aime raconter les disputes qu’il y avait dans l’équipe lorsqu’ils étaient 8 serveurs, elle critique les tenues des personnes dont elle like pourtant les photos sur Instagram et désapprouve tel ou tel comportement de ses amis… et Cristel alimente sa soif d’histoires croustillantes, sa soif de tout ce qui pourrait l’empêcher de penser ou de parler de ce qui la préoccupe ou lui fait mal, de l’intime. Pour cela il faut attendre les moments où sa garde est baissée, où l’épuisement s’empare d’elle, où son envie de croire qu’elle peut encore faire confiance devient trop forte, ces moments où elle est obligée d’admettre que ce sentiment de sécurité est réconfortant, ces moments où elle réalise que faire part de sa vulnérabilité n’empêche pas d’être aimée. Ces moments ne durent jamais bien longtemps. Alors elle part fermer la caisse pendant que nous remontons aux dortoirs.

Le dortoir des hommes et celui des femmes sont reliés d’un grand balcon équipé de canapés. C’est là que nous nous posons avant d’aller dormir, le temps de faire le bilan de la journée ou de refaire le monde, le temps de faire redescendre l’énergie ou d’épuiser celle qui reste. L’occasion aussi de veiller sur les dortoirs, comme ce soir où un homme, complétement bourré, s’est « perdu » dans le dortoir des filles. On nous avait parlé de ces situations délicates où des hommes s’infiltraient là pour se laisser aller à leurs désirs ou perversités. Alors avec Tamim, un client-ami égyptien qui était aussi présent sur le balcon à ce moment-là, on se jette en colère sur l’homme ivre qu’on finira par isoler dans une chambre privée. C’est comme ça que notre amitié avec Raj commencera… un homme, qui, une fois que l’alcool le quitte, s’avèrera être d’une douceur et d’une gentillesse incroyables et doté d’un pouvoir fédérateur naturel. Mombasanais d’origine indienne, son esprit d’entrepreneur l’a emmené jusqu’à Londres où il s’est formé avant de rentrer sur Nairobi pour devenir coach financier en Cryptomonnaie… Chaque nuit est ainsi animée au rythme des clients.

Cristel sera ainsi en mesure d’identifier des profils qui permettent de prédire la nuit qu’elle passera, aidée par les constats d’autres clients et collègues. Par exemple, les clientes venant de Nairobi sont, sans surprise, les plus irrespectueuses. Peu importe l’heure ou le nombre de personnes qui dorment dans la pièce, ces clientes ne se privent pas d’allumer la lumière, de parler fort, de rire, de marcher en talons etc. Si manquer de discrétion dans un dortoir peut arriver à tout le monde, ce qui était surprenant c’était leur réaction lorsqu’on leur demande de faire moins de bruit. Sans même feindre un instant de discrétion en signe de respect, elles continuent leurs affaires avec plus de véhémence que jamais. Alors certains matins sont plus difficiles que d’autres. On se retrouve souvent là où on s’est quitté la veille, sur le balcon. Le premier réveil nous avait tout de suite enchanté. Encore ensommeillés, des singes avaient envahit le balcon à la recherche de nourriture oubliée.

C’est en descendant au bord de la piscine que nous découvrons que ces Vervet monkeys étaient le passe-temps favori des chiens de l’hôtel. S’ils empêchent les singes de venir voler notre nourriture, ils ne peuvent les empêcher de nous embêter… comme cette fois où l’un d’eux, du haut de la charpente, a tout simplement uriné sur la dernière part de pizza de Cristel, une punition pour ne pas avoir partagé plus tôt son déjeuner… Alors que nous avons la chance de pouvoir dormir quelques nuits dans la chambre privée sur le rooftop de l’hôtel, nous nous sommes d’abord émerveillés de voir au réveil la famille de singes présente dans la chambre qui possède une ouverture entre le mur et le toit en feuilles de palmier. Nous avions commis l’erreur de leur distribuer des raisins qu’ils reviendront nous réclamer le jour suivant. Cette fois n’ayant que des chocolats et friandises qu’on ne comptait pas céder, les singes s’agitent. Il est 6h du matin lorsque Cristel, qui revient des toilettes, voit le mâle dominant poser ses testicules bleus sur l’encadrement de la moustiquaire et uriner sur son oreiller, à côté d’Antho, ne manquant pas d’appuyer son acte d’un regard provocateur. Mais malgré ces actes insolents et détestables, nous apprécions toujours les apercevoir. Ils font incontestablement partis des raisons pour lesquelles nous aimons autant rester dans l’enceinte de l’hôtel, là où rien ne se passe vraiment et où le moindre mouvement attire notre attention.

Comme la présence de Stella, Elsa, Kimshi et Links qui font office de mascottes, gardiens et maîtres des lieux. Lorsque les singes ne sont pas en train de les narguer à quelques mètres de hauteurs (à la limite exacte où ils ne peuvent les atteindre, même en sautant), ils s’adonnent à d’autres activités passionnantes : le chow-chow, Kimshi se prélasse sur une chaise-longue, Stella aboie sur les masaïs (dont elle a la phobie), Elsa tente, malgré ses problèmes de motricité, d’attraper un bout de nourriture tombé d’une assiette pendant que Links se met sur le dos pour quelques câlins. Kim, le propriétaire, les a tous adopté après les avoir trouvés affaiblis (à cause de maltraitance, d’abandon et/ou de maladie) dans la rue ou en refuge. Kim était souvent présent à l’hôtel au début de notre volontariat, avant qu’il n’attrape le COVID. Ce Kenyan d’origine coréenne nous surprend à chaque visite. Il nous surprend dans sa générosité sans limite avec ses amis, les clients, avec nous. Il nous surprend dans sa manière d’être toujours entourés malgré son introversion ou sa timidité. Il nous surprend dans sa capacité à recevoir et à considérer l’autre. Il nous surprend dans sa capacité à boire et à prendre des drogues sans paraitre désorienté ou déchiré. C’est un homme qui est efficace dans ses mots et qui va toujours chercher la meilleure manière d’aider. Un midi, alors qu’il nous invite une fois de plus à sa table pour gouter les plats du nouveau chef (comme la langouste au fromage gratiné…), il nous explique avoir recueilli un enfant dans la rue la veille qui dormait à même le sol. L’enfant lui a expliqué que ses parents l’ont abandonné là. Avant de prendre une décision au sujet à son sujet, Kim lui a offert à diner, une douche et un lit. Le lendemain, il le conduit à l’école, décidé à lui financer sa scolarité. C’est là que les professeurs l’informent que ce gamin n’a pas du tout été abandonné mais qu’il a fugué en ne manquant pas de voler une somme importante à sa mère et le smartphone de son frère !

Les réveils sont aussi faits de petit déjeuner qu’on se fera livrer du 10Street, restaurant appartenant à Kim, lorsque le chef aura la flemme de préparer nos petits déjeuners, avant ou après un plongeon dans la piscine. Quelques brasses pour se remplir d’énergie, parfois accompagnées, à la grande surprise de Cristel, du petit crocodile échappé de son enclos !

Cette piscine permettra, en l’absence du croco, à Anthony de pratiquer le Wataflow d’abord sur sa fidèle cliente, Cristel, puis sur Tamim, sur Raj (sa première séance rémunérée !), sur Manu (notre collègue italien, volontaire avec nous au bar et en voyage depuis plus d’un) ainsi que sur Lucy, la compagne de Kim. Comme c’est valorisant et satisfaisant de savoir que l’on peut commencer à gagner sa vie en faisant quelque chose que l’on aime, dans lequel on apprend à devenir bon et qui est utile aux autres.

Nous avions ainsi tenté de faire profiter de ce soin à un plus grand nombre de personnes en allant déposer des affiches dans les beaux hôtels qui nous entourent. Après avoir reçu des remarques du type « les femmes musulmanes n’accepteront jamais d’être manipulées par un homme » et « les hommes n’accepteront jamais d’être manipulés par un homme », les hôtels ont fini par refuser de mettre les affiches soi-disant en raison du COVID. Nous nous confrontons une fois de plus à la fermeture d’esprit kenyane. Une affiche portant sur le bien-être rencontrera toujours du succès en Amérique Latine, et ce malgré le fait que la pratique soit encore assez inconnue.

Et s’il n’est jamais bon de comparer, chaque sortie est une nouvelle occasion de le faire malgré nous. Cristel en est la première impactée. Elle qui aime se balader seule, s’en retrouve vite découragée. Difficile de ne pas subir les regards et les approches des hommes qui ne semblent pas connaitre le tact ou la manière élégante d’aborder une femme. Elle a le droit à la fameuse voiture qui s’arrête à son niveau pour lui répéter « tu es sûre que tu ne veux pas que je te dépose ? » et même à l’homme croisé dans la rue de l’hôtel « tu n’as pas peur de te promener toute seule le soir ? » … Lorsqu’elle refuse de donner son numéro de téléphone, on lui propose de noter le leur pour le distribuer à ses sœurs et ses amies, on ne sait jamais si l’une d’elles accepte ! Une pression masculine qui finira par l’épuiser aussi au bar alors qu’elle tente de sympathiser avec tout le monde. A l’extérieur, lorsqu’il ne s’agit pas de drague, il s’agit encore d’argent, comme cette mototaxi qui, après que Cristel lui explique ne pas avoir besoin de ses services car se rendant qu’à quelques mètres de là, lui répondra « C’est à cause de toi si je reste affamé ce soir ! ».

Chaque sortie devient ainsi énergivore… de quoi donner envie de rester dans notre petite bulle à l’hôtel, qui porte bien son nom d’ailleurs puisque « Tulia » signifie « chill » en swahili.

Même se rendre à la magnifique plage Pirates Beach nécessite de la vigilance. Alors que Cristel et une cliente cherchent à y rejoindre Anthony et un groupe d’amis fait à l’hôtel, elles prennent la décision de passer par l’entrée principale où se trouve une station de police. Un policier qui se balance sur une chaise leur dit de mettre leur masque pour pouvoir accéder à la plage. Bien que personne autour ne le porte (lui y compris), elles sortent leur masque de leur sac sans protester et le placent sur leur visage. Leur barrant la route, il leur ordonne à présent d’ouvrir leur sac, ce que Cristel appréhende puisqu’elle vient de retirer une somme importe d’argent. Il regarde finalement ses collègues, tous des hommes au regard arrogant, et ordonnent aux filles de rentrer dans leur bureau pour procéder à la fouille. Heureusement elles répondent immédiatement que leur plan a changé et que tout compte fait elles ne vont pas se rendre à la plage et partent le plus loin possible trouver un hôtel qui les laissera y accéder…

Quelques jours plus tard Cristel donnera le conseil à Jules, un client, de ne surtout pas passer par cette entrée. Mais Jules n’écoutera pas et se retrouvera en cellule, l’AK47 braqué sur lui pour non-port du masque. Heureusement cet aventurier français n’en est pas à son coup d’essai avec la corruption africaine. Ayant bossé comme consultant dans les mines d’or d’Afrique du Sud, il a traversé plusieurs pays du continent au volant de sa Jeep aménagée importée de France, alors des anecdotes il en a mille ! Il n’est pas le seul à avoir eu affaire à la corruption. C’est aussi le cas de ce belge installé à Mombasa qui a créé son entreprise d’informatique permettant l’accès à la technologie pour les populations défavorisées. Il nous expliquera combien il est primordial de maîtriser ces jeux là pour le bien de son business. Lucia, une cliente française, nous racontera quant à elle avoir été forcée d’offrir un petit déjeuner aux hommes de la sécurité à la fameuse gare de Nairobi pour qu’ils acceptent de la laisser passer. Nelly nous expliquera que les policiers du coin viennent régulièrement chercher leur dû pour qu’ils ferment les yeux sur le tapage nocturne, notamment chaque Noël et Nouvel An. Un système dont chacun peut y trouver son avantage ou se faire piéger. Nous nous souviendrons de l’histoire de Cherry, une Caraïbéenne de l’île de Trinidad coincée à Mombasa depuis le début de la pandémie. Elle y a fait la rencontre de son compagnon, Charly, avec qui nous passons également de bons moments au bar. C’est après que le couple a quitté sa chambre pour s’installer dans un appartement que Cherry s’est retrouvé à porter plainte contre son bien-aimé lorsqu’elle a réalisé que celui-ci lui avait volé beaucoup d’argent. Il a fallu qu’elle débourse une sacrée somme pour qu’il soit arrêté (et supporte les avances insistantes des officiers de police…). Mais la mère de Charly n’a eu qu’à débourser une nouvelle somme pour voir son fils à nouveau libre…

Au bar, il n’est pas rare d’entendre de la bouche des kenyans que « dans la vie tu ne peux faire confiance à personne, même pas à ceux que tu considères comme des amis, comme des frères ». Et bien que ce crédo soit à l’encontre de notre philosophie de vie, il nous faudra attendre quelques jours seulement pour que nos croyances soient mises à l’épreuve. Léoni et Katarina, les volontaires restées chez Ken sur l’île de Takawiri, nous contactent en panique. Elles ont découvert, preuves à l’appui, que celui qui étaient devenus notre frère, n’est autre qu’un menteur, voleur et manipulateur. Après nous avoir volé 70€ (en ne manquant pas d’accuser les enfants du quartier), il a volé l’équivalent de plus de 500€ aux filles et un téléphone portable à une autre volontaire. Nous découvrons qu’il a également utilisé de l’argent réunit grâce au crowdfunding réalisé par un volontaire en 2018 afin de construire un orphelinat, pour construire sa propre maison. Abasourdis, nous oscillons entre dégout, colère et déni avant de mettre notre ancien hôte face aux faits en lui annonçant que nous annulons la levée de fonds de 8000€, le crowdfunding prévu auprès de nos proches et que nous veillerons à la fermeture de son compte sur Workaway. Sa réaction, bien que pitoyable, fait froid dans le dos. Celui qui versait des larmes à notre départ, nous promulgue à présent des insultes racistes et misogynes et nous menace d’envoyer quelqu’un à Mombasa ou de nous bloquer à la frontière en contactant la police. Il enchaine les messages allant jusqu’à dire que si nous étions encore chez lui il n’hésiterait pas à nous empoissonner. Nous écoutons les enregistrements en boucle envoyés par Léoni où Ken va jusqu’à hurler, ce qui obligera les jeunes filles à fuir les lieux en pleine nuit. Nous découvrons alors le vrai visage du jeune homme et cela nous plonge dans une tristesse profonde. Une boule au ventre qui ne nous quittera pas durant plusieurs jours…Nous avions mis tout notre cœur dans l’aide que nous pouvions lui apporter, nous avions partagé ses joies les plus intimes et ses soucis comme s’ils étaient les nôtres. Sa trahison est un véritable coup de poignard.

Pour fuir mentalement ce sujet et, une fois de plus dans ce pays, cette déception, nous partirons une journée dans le centre histoire de Mombasa située sur une petite île (Mvita) de 14,1 km2 formée par la confluence de deux estuaires et connectée au reste du continent par des ponts et des bacs. Tamim est avec nous et nous déambulons un peu déçu dans ce qui est présenté comme la vieille ville. Deux rues, quelques bâtiments aux influences arabes et indiennes et that’s it. Alors on s’achète des jus de canne à sucre frais et on s’installe dans un restaurant. L’occasion d’en apprendre plus sur notre compagnon. Chirurgien de formation, il a quitté son job pour des raisons de pression au travail et voyage aujourd’hui, sans sa famille, en Afrique pour s’aérer l’esprit avant de déménager prochainement en Turquie. Son rire est contagieux et nous passerons des moments complices avant son départ discret de l’hôtel ; Avec une note de plus de 300euros, il décide de faire l’impasse sur le paiement et les adieux et nous apprendrons un matin qu’il a pris la fuite en pleine nuit. Dans un pays où le respect est rare et où la filouterie est la règle, son attitude nous fait seulement sourire et, si nous n’étions pas volontaires et si proches du propriétaire, nous aurions sans doute fini par jouer le jeu culturel qui consiste égoïstement à tirer profit de chaque situation. 

Nous profiterons aussi d’un autre jour de repos pour aller au cinéma voir Encanto, un dessin animé colombien sur la magie mystique de ce monde. Avant le début du film s’affiche le drapeau du pays et tout le monde, nous exceptés, se lève et commencer à chanter l’hymne national. Un moment surprenant mais un film mignon sur la possibilité de se raccrocher à un sens plus profond de l’existence humaine faite de magie, de coïncidences folles et d’ineffable.

Le soir de Noël Kim, dans sa générosité habituelle, organise un grand banquet gratuit pour tous les clients et le personnel de l’hôtel. 

Nous travaillons ce soir-là et nous prenons plaisir à discuter avec chaque habitué que nous commençons à bien connaître. Comme Zineb, cette femme kenyane incroyable et libre aux origines britanniques et indiennes, qui est sur le point de devenir la première femme africaine à ouvrir une drop zone pour les fans comme Anthony de saut en parachute. Nous nous faisons alors payer des shooter de Juju (le mix explosif de la maison) et les discussions s’enchaînent. Minuit arrive et nous apprenons qu’une soirée se dessine au Moon Shine, la boite de nuit d’un hôtel luxueux. 

A 12, nous quittons alors le Tulia en Tuk-Tuk pour aller, comme l’année précédente en Colombie, fêter Noël en dansant. La boite de nuit est grande, en bord de plage et, lors de notre entrée, diffuse du rap américain. Heureux de pouvoir danser sur ce type de son que nous adorons, nous laissons aller nos corps sur la piste. Après un break musical, un artiste accompagné de 4 gardes du corps débarque sur scène pour prendre le micro et envoyer du rap, du reggae et de la trap en swahili et en anglais.

La foule est endiablée et ce n’est que lors de Ndovu Ni Kuu que nous comprenons qu’il s’agit en réalité de Kaligraph Jones, le premier artiste Kenyan que nous avons « shazamé ». Cet artiste est extrêmement connu sur la côte est Africaine et compte plus 700 000 abonnés sur YouTube. Improbable !

L’ambiance est bouillante et après son excellente prestation nous montrons tous ensemble sur la scène pour danser, s’amuser et s’enivrer. C’est sur cette dernière que nous observerons une danse que nous avions seulement vu dans les clips de rap. Des couples se livrent à un véritable Kamasutra : la fille est penchée sur une table et l’homme fait des va-et-vient simulant explicitement une position sexuelle. Puis la fille est dans les bras de son cavalier et rebondie grâce aux coups de bassin de ce dernier. Nous sourions amusé par cette liberté et cette énergie et nous poursuivons ainsi notre nuit folle jusqu’à 4h du matin. Nous nous retrouvons tous à l’hôtel pour commander à manger au 10 Street et décuver dans la piscine avant de rejoindre, épuisés, heureux et repus, nos lits. 

Nous poursuivons ainsi notre rythme décalé au bar pendant quelques jours avant de décider de faire un break pendant 5j pour la nouvelle année afin de se reposer et se retrouver à deux. 

Comme toujours, nous décidons d’aller dans un lieu car des gens aux belles vibrations nous l’on conseillé. Après deux ou trois occurrences, nous incluons ce lieu dans notre « to do list ». Suivre la route ouverte par les autres permet de se remettre à leurs énergies et découvrir le message à saisir dans la destination proposée. 

Nous nous organisons alors pour rejoindre Kilifi, un grand village plus au nord, connu pour ses plages paradisiaques, son ambiance hippie et sa nature sauvage faite de petite jungle et de gros baobab. 

Mais le jour du départ, Anthony se sent fatigué et ressent que quelque chose se passe dans son corps. Nous prenons le matatu pendant 2h pour rallier ce lieu et les symptômes ne font qu’empirer. Des courbatures, de la fièvre et une fatigue insoutenable. Nous arrivons dans notre hôtel avec vue sur l’océan et Anthony s’endort pour plus de 15h. Au réveil, nous appelons un médecin pour le faire venir et poser son diagnostic. Après une tige dans le nez et l’application des muqueuses sur un bout de plastique blanc, le résultat est sans appel : c’est le Covid. Sans inquiétude, Anthony se repose et reprend même son sport dans les 2 jours qui suivent. L’occasion pour lui de faire le point sur la situation.

Il n’a pas été malade depuis plus de 10 ans, il est à l’écoute de son corps et sait reconnaître un début de fragilité pouvant ouvrir à une maladie et nécessitant seulement un peu de recul psychique et de repos physique. Mais cette fois-ci c’est différent : après un stress médiatique suite à la recherche d’informations sur notre pays, des discussions avec notre réseau de proches qui n’augurent pas de bonnes choses sur la situation actuelle, le choc du volteface de Ken, un égrégore très chargé négativement au Kenya, des soirées de folie donc un cumul de fatigue au Tulia, sans compter le fait que de nombreuses personnes dans nos fréquentations à l’hôtel furent touchées, il est donc normal que l’état de santé global (physique, psychique et spirituelle intrinsèquement liés) soit affaibli. L’occasion donc, ensemble, de poser des limites et d’en tirer des conclusions.

Nous profitons alors de ce cadre plutôt chouette pour retrouver un rythme « normal », se prélasser au bord de la piscine ou sur la terrasse face à l’océan et joindre nos proches ou réfléchir. Pour le jour de l’an nous décidons quand même de sortir pour voir les plages de ce lieu et découvrir le Salties kite surf bar. Un lieu tout fait de bois, avec des poufs, des terrasses agréables, des toilettes isolées dans la mangrove et en bord de mer. 

Nous arrivons vers 16h et un DJ anime déjà la piste de sable et nous prenons un plaisir fou, tout en sirotant enfin une bonne bouteille de rosé, à observer cette foule composée exclusivement de blancs, danser et profiter de ce lieu. Après une marche sur la plage, sauvage et belle, nous nous installons dans un petit cocon suspendu face à la mer. La musique électronique accompagne parfaitement le soleil qui se couche et nous nous délectons de ce moment simple, loin de l’agitation de la foule. 

Vers 20h, déjà fatigués, nous rentrons à l’hôtel pour regarder un film et finalement, encore une fois, comme l’année dernière dans la jungle colombienne, s’endormir avant minuit et le passage à 2022. 

Nous rentrons finalement au Tulia pour passer nos dernières soirées au bar avant de finir notre volontariat. Anthony, dans le climax de sa fatigue globale, finira par se bloquer le dos, l’obligeant à se poser. Le mal a dit stop, alors on s’arrête et on profite seulement. On profite de ces derniers moments dans ce lieu hors du temps, de ces dernières connexions, comme celle avec Nicolas, un Français en stage de fin d’école de commerce, qui nous expliquera les distinctions entre les négociations au Sénégal, où le lien est plus important que l’offre, et le Kenya, où l’intérêt prime et incite à aller droit au but…

Afin de pouvoir quitter le pays et poursuivre notre route, nous allons faire nos tests PCR dans le laboratoire le plus proche. Mais parce que le Covid rode en ce moment autour de nous et en nous, nous commençons à nous inquiéter de la possibilité de rester plus longtemps au Kenya si nos tests s’’avéraient être positifs. Alors Anthony explique la situation à l’homme chargé de nous inspecter le nez qui lui explique ne rien pouvoir faire, ne faisant pas les analyses dans ce laboratoire. Mais alors qu’il nous fait entrer dans la salle de prélèvement il sort le coton-tige, nous le montre et le met directement dans le tube en plastique servant à son transport. Nous lui sourions avec complicité et Cristel lui tend un billet qu’il refuse directement. Nous payons les frais normaux et nous nous retrouvons dehors, doucement amusés et assurés de bien pouvoir quitter ce pays.

Sans même corrompre une personne, nous pouvons obtenir ce que nous voulons. Imaginer le pouvoir possible grâce à l’argent nous laisse un peu effrayés. On peut vraiment tout y faire et nous imaginons facilement, utilisant le bon aspect de ce fonctionnement, certains aventuriers ou entrepreneurs venir ici tenter leur chance d’une vie absolument libre de contraintes ou franchissable aisément avec l’argent. Nous même, malgré tout, nous nous sommes sentis ici plus libres qu’à l’idée d’être actuellement en France mais est-ce suffisant pour accepter ce manque de scrupules, ces contradictions, cette violence, ce machisme, cette folie ? La civilisation de nos mœurs nous bride sur beaucoup d’aspects mais nous permet au moins, dans une certaine courtoisie du rapport à l’autre, de franchir une première étape dans la compréhension du fait que nous allons certes plus vite seul mais surtout plus loin ensemble.

Le Kenya nous aura permis de nous ouvrir à toutes les contradictions de ce monde, à ses folies, de sortir de notre optimisme de pensées (donc de projection de la réalité) pour nous faire expérimenter le pessimisme de la réalité. Du Kenya et aussi du monde global. Cela nous aura tout de même donné la chance, par l’intégration profonde du principe de polarité de toute chose, de trouver en nous plus de force mais aussi plus d’ombre, plus d’amour mais aussi plus de haine, plus d’extase mais aussi plus de souffrance. Nous le disions « C’est du heurt des contrastes que jaillit la flamme de la vie ». C’est en tout cas pour nous de cette expérience, de ce pays, de cette actualité, de l’approfondissement de la connaissance de nous-même que nous souhaitons vraiment, hier mais encore plus aujourd’hui, tracer un chemin perpendiculaire à celui proposé par nos sociétés. Un nouveau paradigme dont nous entrevoyons depuis déjà un moment la silhouette mais qui devient aujourd’hui encore plus vibrant, nécessaire, vital et réconfortant. Nous en avions l’idée, nous en avons aujourd’hui la conviction, la foi, le rêve et la force pour avancer vers la construction de cette nouvelle réalité, plus humaine, plus connectée, plus consciente, plus juste, plus unie, tout simplement nécessaire à l’écoulement de la vie sur terre.

Le Kenya sera donc le premier pays dont on est heureux de partir. Mais avant de prendre l’avion nous profitons de cette dernière soirée au bar à discuter avec Nelly, à observer ce lieu qui aura été notre refuge dans ce pays agité et à profiter de chaque être vivant présent.

Kim, en échange de la session de Wataflow faite à sa conjointe, nous offrira le luxe de pouvoir partir à son restaurant et commander à volonté. Une entrée, un plat, deux verres de vin et un café nous permettra de finir nos moments dans une douce complicité et une vive excitation à l’idée de changer à nouveau de pays. Dans ce Kenya dévasté par les méfaits de l’argent, jouir, le dernier soir, de la richesse du troc nous permet de nous satisfaire du fait que nous ne sommes pas dans la mauvaise direction et que nous ouvrons en nous des possibles encore insoupçonnés.

Le lendemain, nous quitterons les lieux à 6h du matin pour rejoindre l’aéroport. Malgré le fait que l’organisation soit une véritable blague, nous finissons par passer, sans aucun heurt, l’ensemble des étapes de vérifications diverses.

Après 40 minutes de vol, nous commençons à apercevoir des atolls bordés de sable blanc avant de survoler Zanzibar et ses eaux turquoise aux milles nuances.

Pour citer encore Jung, « l’énergie exige un canal de dérivation qui lui convienne, faute de quoi elle s’accumule et devient destructrice »… Nous avons donc trouvé notre canal qui, comme le Costa Rica, nous a appelé au premier regard.

Nitakuona hivi karibuni,

Cris & Antho

Pour découvrir nos plus belles photos, cliquez-ici !

6 décembre 2021 – 5 janvier 2022

C’est dans un bus de nuit que nous quittons finalement Nairobi. Nous sommes encore assez oppressés par la foule, les demandes et les regards des gens que nous croisons. Nous avons hâte de nous éloigner de la ville et laisser les terres nous surprendre.

Ken, notre hôte, âgé de 24 ans, et son meilleur ami Brill nous rejoignent et nous partons pour plus de 9h de bus. Nous arrivons à 4h du matin à Mbita, une petite ville située sur les bords du lac Victoria, le plus grand lac d’Afrique. Le ciel devient progressivement orange et Cristel se pose sur la rive pour méditer et observer les femmes complètement dénudées laver leurs corps, leur linge et leur vaisselle. Ces femmes qui ne plongent pas leur regard dans la beauté du décor mais qui semblent faire partie du tableau. Les oiseaux chantent et les montagnes au loin commencent à apparaitre. Nairobi est maintenant loin derrière nous.

Nous marchons en direction de l’embarcadère pour prendre le bateau qui nous mènera à notre destination. Sur la route nous nous arrêtons à un marché où chaque femme vend le contenu de son jardin, avec plus ou moins de quantité en fonction des moyens. Brill nous montre un pont qui relie désormais Mbita à une bande de terre plutôt grande et sauvage, l’île de Rusinga. Ce pont de 100m construit par les Chinois permet aujourd’hui une meilleure circulation des habitants d’un côté à l’autre et favorise ainsi le développement des commerces informels et le transport de marchandise.

Des aigles volent par dizaines au-dessus de nous tandis que des hippopotames montrent leur grosse tête à la surface, à l’endroit même où nous devons prendre le bateau. Il fait chaud, l’air est agréable, la vue est belle et l’ambiance est calme. Petit à petit, nous nous approprions ce lieu, ces sensations et l’esprit du voyage nous reprend. L’œil vif et malicieux nous retrouvons le plaisir d’observer les choses qui nous entourent, celui de nous laisser envahir de cet éternel présent que crée le voyage où il n’y a plus de notion d’identité, de temps ou d’espace. Tout est là sans autre raison que celle d’exister. Alors on contemple, passifs, les gens charger le bateau à la limite de la submersion avant de d’enjamber, avec aisance et habitude, les passagers déjà assis dans cette petite barque de pêche qui transportera plus de 25 personnes. Après 1h30 de bateau extrêmement lent, nous arrivons sur l’île de Takawiri, un petit îlot rocheux qui nous accueillera pour les 25 prochains jours. Le premier stop se fait au centre démographique de l’ile : des maisons de tôles d’au maximum 20m², des enfants nus qui jouent dans l’eau, un abri servant à décharger le poisson, le vider, le peser et le vendre. Au total près de 200 personnes doivent vivre ici dans ce qui chez nous serait l’espace pour seulement 4 maisons…

Après 5 minutes à longer les côtes et apercevoir cette île intrigante, nous arrivons à notre lieu final : une plage de sable blanc bordée d’arbres de caractère et de palmiers survolés par des centaines d’oiseaux. Nous suivons les marches naturelles formées par les rochers quelques minutes avant d’arriver à une sorte de place avec, au centre, un grand arbre et autour plusieurs maisons. La plus colorée d’entre elles est celle de Ken qui nous explique qu’il s’agit de ses terres paternelles. Il nous montre la maison de sa mère, celle de son frère puis celle des volontaires. Des habitations relativement simples, un peu de tôles, un peu de ciment, du bois, du temps et voilà de quoi loger plus de 10 personnes dans un charme certain et une simplicité salvatrice. Les chèvres, les poules et les vaches circulent librement dans cette ferme ouverte…

Un peu fatigués du transport, nous partons nous reposer dans notre maison de 20m² composée de 3 chambres pour les volontaires et d’une petite entrée contenant une étagère faisant office de bibliothèque, la seule sur l’île. Nous partagerons notre maisonnette avec Leoni, une Allemande de 19 ans venant de finir sa scolarité au sein d’une école Steiner-Waldorf, qui nous rejoindra une semaine après notre arrivée et avec qui nous aurons de nombreux moments de partage riches et captivants.

Au réveil de la sieste, nous partons avec Ken pour une petite visite de l’île. Ce qui nous frappe directement c’est la liberté dont jouissent les enfants, qui sont littéralement partout. Chaque petite place, chaque sentier nous permet de rencontrer un nombre incalculable d’enfants. Ils nous checkent, viennent vers nous, nous touchent et nous appellent par le nom commun pour appeler les blancs : Mzungu.

Nous distribuons ainsi les affections aux enfants, les poignées de mains aux adultes et nous découvrons l’île et son organisation. Un premier village, à 10min de chez Ken, fait de petites maisons entièrement de tôle et de quelques petits commerces est principalement réservé aux pécheurs. Ces travailleurs venus d’ailleurs louent pour la plupart leur abri de fortune et partent chaque nuit sur le lac pour pécher des petits poissons qu’ils éclairent à la lampe pour les faire remonter à la surface. Des filets énormes sont étalés sur le sol et les femmes trient ces minuscules poissons pour les faire sécher avant de les vendre, sur l’île principalement et sur l’ile voisine : Mfangano Island.

Nous rencontrons plusieurs vielles dames qui nous accueillent avec un sourire un peu particulier : il leur manque les 6 dents du bas. On nous explique qu’il s’agit d’une ancienne tradition aujourd’hui caduque chez les Luo, la plus grande des deux tribus peuplant l’île. Agés de 12 à 16 ans, hommes et femmes Luo devaient se faire arracher les 6 dents du bas pour pouvoir rentrer dans l’âge adulte et pouvoir ensuite être mariés. Ce rite de passage nous intrigue, surtout lorsque nous pensons à la douleur de l’acte, fait sans anesthésiant et souvent en présence de membres de la communauté. Nous apprendrons plus tard que les dents étaient ôtées aux Luo pour, en plus de l’agrégation à l’âge adulte, identifier les corps des personnes retrouvées mortes loin de leur communauté et permettre ainsi le rapatriement du corps. Une carte d’identité ethnique en somme…

Nous nous arrêtons chez l’oncle de Ken, un pasteur polygame qui vient de subir une opération au ventre et qui se repose dehors, sur un lit placé à l’ombre d’une pergola porteuse de fruits de la passion et bercé par le chant des oiseaux. Sa famille est assise autour de lui et nous les écoutons parler cette langue inconnue alors que le soleil se couche progressivement. Nous reprenons alors la route pour rejoindre la plus grande plage de l’île où des groupes d’hommes et de femmes tirent sur des filets immergés dans l’eau en espérant y trouver quelques poissons avant que la pluie ne s’abatte sur eux.

Alors que le crépuscule nous enveloppe, Brill, heureux et fier, nous pointe les lumières qui illuminent Mfangano Island droit devant nous. Face à notre manque de réaction, il nous explique que l’électricité a été installée il y a seulement 5 ans sur son île. Les lumières contrastent ainsi avec la pénombre de Takawiri, où seuls les plus riches sont dotés de panneaux solaires alors que les autres s’éclairent à la bougie ou au feu qu’ils doivent faire pour préparer la nourriture du soir, en raison du cout important du gaz sur l’île.

En rentrant, Ken demande à Cristel de cuisiner, sa mère étant souffrante. Exécutant chaque étape de préparation des pâtes aux champignons indiquée par Brill qui lui explique que sur l’île il est très mal vu qu’un homme cuisine. Lorsque celui-ci vit seul à Nairobi pour travailler, il prend beaucoup de plaisir à suivre des tutos de cuisine et expérimenter de nouvelles manières de cuire son poisson mais de retour sur les terres natales, le poids des mœurs et des traditions de la communauté prend le dessus, même enfermés dans cette petite cuisine à l’abris des regards et de la pluie. Cuisiner au feu de bois à l’intérieur n’est pas le seul défi pour Cristel qui voit s’évanouir des centaines de moucherons dans la sauce qui mijote. Une fois installés dans le salon de Ken, face à nos assiettes ainsi assaisonnées de ces petits cadavres, Ken nous rassure : ils sont comestibles. Pour le dîner nous opterons alors pour une ambiance tamisée, aidée par l’impuissance des panneaux solaires.

Le petit-déjeuner est davantage appétissant. Autour de cette table posée au milieu des vaches et des poules, nous nous délectons de ce qui sera notre met favoris : les fameux beignets appelés mandazis. C’est à ce moment de la journée que nous savourons un air encore léger, que nous élaborons des plans simples pour la journée, que nous observons les chèvres s’affronter dans des pirouettes spectaculaires alors que les aigles zyeutent les poussins imprudents… Ces matins où encore ensommeillés d’une nuit de plus de 10h, nous restons silencieux. Seuls les coqs, qui, dans un excès de courage, parviennent à nous voler une tranche de pain et ainsi à nous mettre en mouvement. Ken nous reçoit un matin, les bras prêts à nous recevoir. Son épouse a accouché dans la nuit d’un petit garçon, leur premier enfant. Pris dans l’excitation et la joie, il nous montre des photos et nous passe la jeune maman au téléphone. La tradition veut que la femme accouche auprès de sa mère et non de son mari. Sa belle-famille habitant loin d’ici, Ken devra alors attendre plusieurs mois avant de prendre son bébé dans ses bras. Nous comprenons alors que les pères ont un rôle et un rapport à la famille bien différents de ce que nous connaissons. Sans réellement comprendre pourquoi, Brill ne semble pas voir d’urgence à retrouver son fils âgé d’un an et sa copine restés sur l’île de Mfangano, qu’il n’a pas vu depuis 9 mois…        

Chaque matin, nous nous rendons à l’école publique pour préparer et distribuer le porridge aux enfants. Nous tentons d’aider au maximum Sara, une jeune femme employée par Ken dans la préparation de la mixture mais nous finissons par comprendre que notre assistance n’est ni vraiment utile ni vraiment désirée. Alors on mélange la farine à l’eau, de temps en temps on rajoute une brindille au feu, histoire de se sentir impliqués. Sara est tanzanienne et ne parle pas un mot d’anglais, alors on se débrouille avec nos deux mots de swahilli… insuffisants pour lui poser les mille questions qu’on aurait à lui poser. Alors on se contente d’observer sa posture d’enfant, son corps de femme, sa force nécessaire et son efficacité indéniable dans la concoction du porridge, ses yeux qui roulent face à notre aide maladroite et ses gestes brusques envers son bébé, Debora, qui l’accompagne partout. La cuisson du porridge semble toujours durer une éternité, sans compter le temps nécessaire pour que la marmite refroidisse avant de le servir.

Heureusement la récrée est longue et la cour est immense. Nous y passons des heures à développer nos compétences d’animateurs, sans matériel et sans langue commune. Cristel se laisse aller à l’impro avec les petits dans des rondes et des jacques-a-dit désorganisés pendant qu’Anthony impressionne les plus grands avec du jonglage et des tours de magie. Les plus petits caresses nos peaux inlassablement et se disputent nos mains et nos genoux. Après avoir fait un câlin à une petite pour la consoler d’une chute, Cristel verra les autres enfants encercler leur camarade pour renifler l’odeur de la mzungu. Nous nous émerveillons de la facilité avec laquelle nous pouvons faire rire ces enfants, les impressionner, les animer. Ils questionnent les grains de beauté, les tatouages et les piercings. Ils s’outrent d’une tâche sur nos vêtements alors que leurs uniformes sont déchirés au point parfois de laisser apparaitre leurs sous-vêtements. Lorsque leur curiosité devient ingérable et que nous leur faisons signe de nous laisser respirer, une équipe de petits gardes du corps se forme devant nous criant à leurs camarades « Space ! Space ! ».

C’est en général à ce moment-là que les instituteurs en profitent pour venir nous voir. Ils nous questionnent notamment sur la manière dont nous percevons leur école en comparaison aux établissements scolaires français. Nous avons parfois l’impression, sans trop savoir pourquoi, qu’ils s’attendent à ce qu’on les plaigne. Un professeur nous dira, de lui-même, « comparés à vous, nous sommes sous-développés », ce à quoi nous répondrons que cette notion est une construction abjecte ne prenant pas en compte la notion originelle de développement, présentée par la Commission Sud de 1990 et entendue comme telle : « le développement véritable est un processus qui permet aux individus de construire leur personnalité, de prendre confiance en eux et de mener une existence digne et épanouie. ». L’idée de développement qui leur est proposée correspond surtout à une accumulation de capital, dont la résultante est la maitrise de la nature, là où, ici, il s’agit plus de vivre en harmonie avec elle que de la dominer. Lorsque Truman dit en 1949 que la plupart des pays du monde sont sous-développés, il lance alors la course du sud pour rattraper le nord, qui y trouve un prétexte pour continuer à entreprendre dans le sud et produire pour les faire rattraper leur « retard ». De là, commence une longue aliénation du culturel par l’économique dont le folklore touristique en est un des nombreux exemples. Le désenchâssement de l’économique du fait social, dans lequel le lien supplante le bien, conduit ainsi à l’autonomisation dangereuse de l’économie, qui entraine course au profit, individualisme, ethnocide et classifications évolutionnistes arbitraires excluant le bien être des populations dans les mesures de progrès.

Alors, face à ce professeur, on insiste sur notre admiration face à ce cadre de travail exceptionnel offert aux enfants ignorant notre consternation en ce qui concerne les méthodes pédagogiques employés. Tandis qu’un instituteur insiste auprès de Cristel pour qu’elle lui trouve une seconde épouse en France et après lui avoir posé des questions sur sa contraception, sa non-croyance en Dieu et son concubinage, elle s’enfuit pour mettre fin à une bagarre entre trois élèves. L’instituteur lui dira de les laisser, « ça les rend plus forts ». La vieille école quoi… Celle qui donne encore le droit aux professeurs, de la maternelle jusqu’au lycée, de frapper les élèves avec les mains ou des bouts de bâtons. Lorsqu’on évoque auprès des personnes rencontrées qu’en Europe il est interdit, même en tant que parent, de lever la main sur un enfant, on nous renvoie la question suivante : « Mais comment vous faites lorsqu’ils ne sont pas sages ? » …

Alors que nous tournons encore et encore la cuillère en bois dans la grosse marmite pour tiédir le porridge, les plus petits faiblissent. Comme cette petite fille qui reste muette, collée à Anthony chaque jour. Le regard vide, elle ne sourit pas mais semble trouver le réconfort et l’apaisement dans ses bras. Lorsque la bouillie est enfin prête à être distribuée, tous les enfants se bousculent, tasse en plastique à la main et bras tendu. Mais la petite protégée d’Anthony semble si fatiguée qu’elle oublie la raison de sa si longue attente. Les plus jeunes sont servis en premier, puis les classes des plus grands sont appelés en fonction de la quantité de porridge restant.

Parfois les dernières gouttes sont données en plein milieu de la file d’attente et nous devons alors annoncer aux autres élèves qu’il ne reste plus rien pour eux. Parfois, il y a du rab et l’excitation devient incontrôlable. Ce feeding program initié par Ken il y a 3 ans a pour objectif d’améliorer la concentration en classe pour les nombreux élèves qui n’ont pas la chance d’avoir un petit-déjeuner à la maison avant de partir à l’école… Comme disaient les réunionnais, goni vid i tyen pas debout (un sac vide ne tient pas debout) ! Le second impact positif observé est l’augmentation du taux de présence à l’école. Ne jamais sous-estimer le pouvoir d’un peu de farine et d’un peu d’eau…

Les après-midis les enfants du coin viennent toquer à notre porte pour accéder aux livres et matériel de la bibliothèque « Help me with paper ». Cindy, la chipie, Irin, la tête d’ange, Farell, le blagueur font en général partie de ces enfants. Assis par terre devant notre maison, nous observons leur créativité débordante et leur concentration attendrissante avant que les chamailleries ne mettent fin à l’activité. Cindy est souvent responsable de ces disputes, arrachant des mains les crayons de couleurs de ces camarades, les mêmes crayons dont elles disposent déjà pourtant. Elle fait partie de ces enfants que l’on aime tout de suite mais qui sait aussi jouer sur nos nerfs. Cindy est toujours là. Lorsqu’elle nous voit manger, elle part vite chez elle se chercher une assiette et s’invite à notre table. Lorsque nous nous baignons dans le lac, Cindy retire instantanément ces vêtements et vient accrocher son petit corps tout nu à nos dos. Lorsque Cristel étale de l’huile de coco sur son corps, Cindy forme un creux dans ses petites mains pour en faire autant. Lorsqu’une bagarre éclate à l’école, Cindy est toujours dedans. Ce qu’il y a d’incroyable avec elle, c’est qu’elle semble ignorer totalement le fait que nous ne parlons pas la même langue. Elle nous parle en Luo, on lui répond en Français. Cindy respire la liberté, soumise à aucune loi, à aucune surveillance. Sa mère, débordée avec ses plus jeunes enfants, s’excusera à plusieurs reprises de l’impertinence de sa fille et nous rappellera qu’il ne faut pas hésiter à lui mettre des coups. Farell est le plus grand concurrent de Cindy, en un peu plus raisonnable peut-être. Ses petites dents en moins et ses grands yeux écarquillés, Farell est partout sur l’île, lui aussi toujours prêt à faire des farces.

Nous avons aussi la chance d’avoir la visite des plus grands comme le responsable Barack Obama (qui est son véritable prénom) qui aime peindre le drapeau Kenyan et Euvine, la nièce de Ken qui demande à jouer aux cartes entre deux corvées. Euvine, qui a 11 ans, vit avec sa grand-mère, la première épouse du père défunt de Ken. Sa mère, qui l’a eu très jeune, est partie sur le continent, gagnant sa vie grâce à la prostitution. Alors que son corps commence tout juste à se transformer, la jeune fille se lève très tôt le matin pour aller laver la vaisselle et le linge dans le lac et remonter de l’eau avant de partir à l’école. En rentrant le soir, elle s’affaire à la préparation du dîner. Lorsqu’elle retrouve un soupçon d’innocence dans une partie de bataille ou de pick, nous entendons très vite au loin le cri de la vieille dame « Euvine ! ».

Un jour, alors que nous rentrons de l’école, nous découvrons un bébé chiot devant notre maison. Attachés à lui dès le premier coup d’œil, nous passerons des journées à jouer avec, à se faire mordiller, à s’attacher et à hésiter à le ramener en France. Mais il nous reste encore plus de 3 mois de voyage et la logistique nous semble trop complexe…Alors Ken décide de l’adopter. Mais après plusieurs jours de présence, nous apprendrons que les propriétaires, qui l’avait finalement donné à Ken, ont trouvé un arrangement financier avec des gens de l’île voisine qui désirent un chien pour chasser les singes de leur propriété. Il a été vendu 3 euros alors que Ken était son nouveau propriétaire officiel…C’est fou ce que l’on peut faire pour de l’argent….

Après avoir joué avec les enfants en début d’après-midi, nous nous attelons à notre mission principale sur l’île ; aider Ken à rassembler des fonds pour construire une nouvelle école. En effet, l’école principale est surchargée et accueille aussi bien des jeunes de 2 ans que des grands de plus de 15 ans, créant ainsi des situations de bizutage difficiles à juguler dans une cour énorme avec plus de 350 enfants. Ken nous montre ainsi le terrain familial qu’il souhaite convertir en community school de 4 classes afin de permettre aux plus jeunes de suivre une scolarité plus intimiste, efficace, agréable et abordable (l’école sera sensiblement moins chère que l’école publique).

Le terrain est très grand et s’étend jusqu’aux abords du lac, où se trouve le jardin de sa mère. Bien qu’il soit autorisé à utiliser gratuitement les pierres présentent sur l’île pour construire des bâtiments, il nous explique qu’il lui faudra lever au total près de 9000 euros pour cette réalisation. Face à son discours, nous découvrons un homme ambitieux et motivé pour le bien-être de sa communauté. Il a déjà construit une maison pour accueillir des volontaires, créé une petite bibliothèque pour les adultes et les enfants, lancé un programme de nutrition dans l’école principale et met en place toutes les deux semaines un programme d’entraide et de financement communautaire (tontine) pour les veuves de l’île.

Mais parce qu’il est toujours plus intéressant d’apprendre à quelqu’un à pécher que de lui donner directement du poisson que nous décidons de le former et de l’accompagner dans une démarche marketing. Anthony se renseigne sur le fonctionnement d’un crowdfunding et commence à mettre en place plusieurs étapes pour donner à Ken la possibilité d’élargir sa communauté sur les réseaux sociaux. Il développe pour lui un plan de communication qui lui sera nécessaire pour animer et sensibiliser sa cible pendant plusieurs semaines avant de lancer la page pour recueillir les fonds. Aux réactions de Ken sur les différentes actions de formation entreprises, nous nous rendons compte que ce n’était probablement pas ce à quoi il s’attendait. Pour lui, une levée de fond n’est pas un processus long et minutieux à construire mais plutôt un acte isolé d’un ou plusieurs volontaires qui demanderont à leurs proches de les aider à financer un projet. Nous découvrons, avec son manque d’entrain et sa difficulté à rester attentif face aux différents process mis en place par Anthony, qu’il est dans une démarche passive et que, dans sa représentation, ce sont les blancs qui doivent tout faire pour lui apporter de l’argent. Nous refusons cette approche et nous décidons de mettre en place tout ce que nous pouvons pour l’inclure. C’est ainsi que nous nous retrouverons sur l’île d’en face, celle de Brill, Mfangano. Nous irons plusieurs jours sur cette île pour utiliser la connexion internet d’un resort en bord de lac pour le former, lancer la campagne de communication et prendre du temps pour contacter nos proches. Cristel profite d’un appel à son père qui travaille dans l’humanitaire pour solliciter son aide pour le projet d’école. Il l’invite à adresser un dossier complet à ses collègues kenyans pour récolter les 8000€ permettant la construction de l’école. Malgré le manque de curiosité de Ken envers ces financeurs inespérés, nous mettons tout notre cœur dans la constitution de ce dossier, soignant le storytelling du jeune homme et sélectionnant les meilleurs clichés réalisés par Anthony après plus de 3 jours de photos à l’école, dans le village, à la rencontre des habitants et de la vie locale… Nous apprécions venir sur cette île au cadre spectaculaire pour œuvrer pour ce qui nous semble juste.

Notre première visite de Mfangano s’était faite en l’absence de Ken et aux côtés de Brill et sa joie de retourner dans son village après 9 mois d’absence. Ça ne faisait que quelques jours que nous vivions sur le caillou de Takawiri mais à peine descendus du bateau nous voilà frappés par la présence de motos. Si les voitures sont également autorisées sur les routes de l’île, nous n’en avons pas croisé une seule. La petite ville portuaire de Sena est douce et vivante. Les marchands d’ananas, de mangues, de chapatis, de poissons frits et de mandazis colorent les rues ensablées où les vaches et les chiens circulent librement. Cette île est beaucoup plus grande que Takawiri et, lors d’une randonnée dominicale à la visite des villages perchés en haut de l’île, nous apprendrons que certains insulaires ne sont jamais allés au bord du lac et sont toujours restés chez eux, sur les hauteurs de Mfangano…

Nous montons tous les trois à bord d’une moto en direction du village natal de Brill et découvrons des vues sublimes sur le lac, qui n’ont rien à envier aux côtes maritimes. Si l’électricité est installée sur cette partie de l’île, les routes elles ne sont ni bitumées ni entretenues. Notre petite moto ne parviendra pas à supporter nos poids dans les montées, nous faisant ainsi tomber à la renverse ! Lorsque nous finissons par arriver à bon port, nous faisons le tour des maisons de la famille de Brill avec toujours autant de difficultés à comprendre les relations intrafamiliales. Si la polygamie complique les arbres généalogiques, nous comprenons également que nous n’avons pas les mêmes définitions de « oncle », « demi-frère », « mère », « nièce » etc. Ainsi, quatre femmes se sont présentées comme étant la mère de Brill !

Mais quoiqu’il en soit tous nous ont reçu avec chaleur et sympathie sans que la langue ne soit une barrière. Brill nous emmène voir ses cousins qui travaillent dans les terres qui longent le lac. Nous enjambons une première digue pour accéder aux luxuriants pieds de tomates arrosés à volonté à l’aide d’un générateur et d’une pompe installée au bord du lac. On nous explique alors que ces digues servent à protéger les plantations de l’appétit dévastateur des hippopotames… un grand défi pour ces agriculteurs que nous n’aurions jamais imaginé ! Alors que nous nous dirigeons vers les plantations de bananiers, qui eux ne sont pas au gout des hippos, nous ressentons toute la fierté de ces jeunes hommes. La fierté de travailler à la force de ses bras, de sa tête et de son cœur dans un cadre aussi spécial. Nous les écoutons parler de leur travail alors que nous nous sentons ensevelis d’une énergie incroyablement juste.

Nous poursuivons nos visites en nous rendant chez la grand-mère de Brill. Bien que son âge exact reste inconnu pour tout le monde, y compris pour elle, personne ne mettrait en doute son statut de centenaire. Si ses 6 dents du bas en moins témoignent d’un passé lointain, sa mémoire, elle, n’a plus cette capacité. Nous lui posons des questions en vain sur le temps d’avant mais elle ne nous parle que de sa fille défunte il y a peu et de l’arrivée de l’électricité dans sa maison, il y a un an. Nous lui demandons si elle se sert du téléviseur accroché au mur mais elle nous explique qu’elle ne sait pas s’en servir et que ce sont ses fils qui la regardent lorsqu’ils lui rendent visite. A vrai dire nous ne savons pas vraiment à quoi l’électricité lui sert, elle qui perd la vue un peu plus chaque jour. Avant de terminer nos échanges elle nous dit que lorsqu’elle a appris notre venue prochaine, elle a réuni un peu d’argent pour nous offrir ça : trois bananes que nous avons savouré dans le partage.

Nous la quittons, remplis d’amour et de gratitude, pour aller finalement voir la maison de Brill construite dans le jardin de son père et de sa seconde femme. Une maison simple faite de terre et de fumier. Il remplacera les murs par du vrai ciment lorsque les finances le permettront. C’est dans cette maison qu’il vit normalement avec sa femme et son fils qui sont, en son absence, auprès de sa belle-famille de l’autre côté de l’île. Il nous montre également la maison de son frère, parti vivre à Nairobi. Inspiré par la démarche de son meilleur ami Ken, Brill a cette maison à disposition pour recevoir à son tour des volontaires pour aider à la ferme familiale et mettre en place un feeding program à l’école la plus proche. Nous reprenons la moto pour nous rendre là où nous avions repéré des singes à l’aller et où se trouve un écolodge que souhaitions visiter. Le manager nous reçoit pour nous présenter les lieux qui appellent au calme, entourés d’une nature luxuriante nous rappelant celle que nous aimions tant en Amérique Latine. C’est là que nous voyons les premiers touristes blancs, ressemblant à la caricature du britannique fortuné cherchant un peu de répit auprès de ce qui lui appartenait jadis. Nous visitons avec émerveillement l’un des hébergements insolites proposés par le complexe : une maison construite sur un immense rocher au bord du lac, rocher que nous pouvons escalader directement dans le salon ! Enfin, à côté d’un petit potager protégé des singes à l’aide d’un grillage, nous trouvons ce que nous étions venu chercher : une petite maison construite de terre et de bouteilles en plastique… de quoi nous inspirer pour solutionner en partie l’un des plus gros problèmes de Takawiri : la gestion des déchets.

Le waste management était l’une des missions qui nous avait été proposées par Ken à notre arrivée. Nous avions eu le soutien des instituteurs, dont certains viennent en classe accompagné de leur bébé, pour disposer de quelques après-midis par semaine des plus grands élèves afin de travailler sur ce sujet. Nous les avions alors réunis lors de la première séance dans la cour de récréation où seul Barack Obama avait eu le courage de répondre à la question « Pourquoi est-il dangereux de jeter ses déchets dans la nature ? ». Question complexe lorsque depuis toujours nous avons vu nos parents, nos grands-parents et nos voisins jeter leurs déchets depuis leurs fenêtres. Après avoir transmis les principes de base de l’écologie, une fois en anglais par Cristel, puis une fois en Luo par Ken, nous avons distribué les 4 ou 5 sacs que nous avions pu trouver à la petite centaine d’élèves présents, avant de les diviser en deux groupes. Un groupe en direction du Sud, un groupe en direction du Nord. Notre inquiétude face au nombre de sacs versus le nombre de déchets s’est vite estompée. La débrouillardise des élèves s’est vite avérée efficace, utilisant jusqu’au moindre sachet de pain de mie pour ramasser les innombrables morceaux de plastiques. Si une bonne partie des élèves profitent de cette excursion pour se promener, se contentant d’indiquer aux autres où se trouvent les déchets, notre petite armée ramasse sans se plaindre et sans gants les innombrables emballages de préservatifs, les petites batteries usées, les morceaux de tongs, les bouteilles et les sachets d’épices. Nous croisons les regards déroutés des vieilles femmes de l’île qui nous demandent pourquoi nous ramassons le plastique devant leur maison. Personne ne leur avait parlé de ces soi-disant impacts sur la nature et donc sur l’Homme.

Une fois les bras surchargés de sacs remplis de déchets, nous sommes confrontés au point aussi crucial qu’irrésolu : que faire du plastique sans éboueurs ? Lorsque nous avions émis l’idée auprès de Ken de creuser une fosse, le temps de trouver une solution plus durable, il a tout de suite été d’accord. Mais lorsqu’il a fallu la créer, la machette semblait être le seul outil à notre disposition… Un peu honteux, nous indiquons alors aux enfants de faire un gros tas, par-ci, un autre, par-là, le temps d’écrire une lettre aux autorités locales pour mettre en place une récupération des déchets régulière, le temps que les tas se dissipent au gré du vent… En effet cette lettre serait qu’une bouteille à la mer qui ne nous laisse que peu d’espoir lorsque l’on repense aux ordures qui jonchaient les rues de la capitale… En faisant des recherches sur la gestion des déchets au Kenya, nous tombons sur un article qui présente une négociation en cours entre le Kenya et les USA qui finit de nous enlever l’espoir restant : Les Etats-Unis sont en négociation avec le président Kenyatta pour l’import dans ce pays de plus de 500 millions de tonnes de déchets par an. En effet, cet accord permettrait au président et à ses sbires de s’enrichir mais, dans un pays où seulement 7% des déchets peuvent être recyclés, cela conduirait à une situation inévitablement désastreuse pour la nature et les habitants. Le coup de grâce est reçu quand nous lisons à la fin de cet article que la mise en place de cet arrangement, plus financier qu’écologique, n’est, au vu de l’avancée des pourparlers, plus qu’une question de temps…

Lors de notre seconde session de waste management, Leoni prend la parole pour cette fois souligner le danger que représente la crémation du plastique pour la santé et pour la couche d’ozone. Un peu moins enthousiastes que la première fois, un peu moins crédules surement, les élèvent empilent des tas et des tas de plastiques auprès du village de pêcheurs qui représentent la plus grande concentration d’humains et donc de déchets de l’île. Face à ces montagnes de plastique tout le monde se félicitent du travail accompli lorsque des villageois, voulant apporter leur pierre à l’édifice, recouvrent nos trouvailles d’essence avant de craquer avec satisfaction une allumette…

Déchirées à la vue de tous ces déchets rencontrés autour de notre maison, sur notre route pour le lac et sur la plage, nous décidons avec Léonie de poursuivre la collecte. Nous avons été bouleversés de trouver un nombre important et inévitable de serviettes hygiéniques et de bouteilles en plastique prés de ce lac qui est pourtant le trésor des habitants de Takawiri. Le lac est utilisé comme baignoire, évier, lavoir. Son eau hydrate les gorges asséchées et ses poissons remplissent les ventres vides. Malheureusement les populations qui bordent le lac ont adopté ce qui venaient de l’occident sans avoir pu prendre conscience des dangers qu’ils représentaient, ni avoir le temps de dimensionner les infrastructures pour traiter les déchets. Grace à la traduction de Brill, Sara nous raconte avec amusement qu’il y a un an, quelqu’un aurait laissé s’échapper, volontairement ou non, un produit chimique dans le lac ce qui a eu pour effet de faire remonter les poissons à la surface. Les villageois n’avaient plus qu’à récupérer ces cadavres par dizaines et à se régaler ! En Luo, le lac Victoria est appelé Nam Lolwe, ce qui signifie les eaux sans fin. Si le lac parait en effet s’étendre sans limite à l’horizon, la pollution humaine qu’il subit a un impact désastreux sur la flore et donc sur les 450 espèces de poissons (dont 300 endémiques), les insectes aquatiques et enfin sur les quelques 300 espèces d’oiseaux dont l’aigle pêcheur, la grande aigrette ou encore le cormoran africain. Nous avons la chance d’observer la multitude d’oiseaux encore présents aujourd’hui notamment lors de nos sorties pêche autour de l’île, qui, à notre grand soulagement, ce sont trouvées infructueuses.

C’est lorsque nous avons pris le Waterbus pour la première fois que nous découvrons avec enchantement une campagne de communication visant à informer les passagers des conséquences des déchets jetés sur la nature en affichant des images de poissons éventrés dont les entrailles sont remplies de plastique. Depuis 2010, ce catamaran jaune, créé par deux ingénieurs Néerlandais, survole l’eau à toute allure et propose un transport sûr et respectueux de l’environnement. Les affiches écologiques ne sont pas les seules à mettre en garde les passagers qui peuvent lire également des messages contre le harcèlement sexuel. Un anthropologue bhoutanais rencontré sur Mfangano réalisait d’ailleurs avec son équipe une étude sur l’impact positif du Waterbus sur les conditions de vie des femmes qui peuvent à présent marchander leurs fruits et légumes sur le continent en toute sécurité, sans perdre du temps de navigation et toujours à un prix accessible. Mais lorsque les horaires ou l’itinéraire de celui-ci ne nous conviennent pas, nous montons à bord du premier bateau qui accepte de nous prendre. Certains sont assez grands pour transporter motos, planches et marchandises et d’autres suffisent tout juste à nous transporter…percés de tous les côtés, nous écopons sans fin l’eau et les poissons chats infiltrés. Il nous est déjà arrivé d’attendre plusieurs heures au port que le capitaine ayant accepté de nous ramener sur Takawiri aille chez le coiffeur.

Nous nous étonnons à chaque fois du rapport aux horaires et à l’organisation des habitants. Il faut intégrer l’idée que l’instant d’après est fait de « peut-être » et que demain peut vouloir dire « un jour ». Dans cette philosophie de l’instant, nous remarquons aussi une absence de proactivité et d’anticipation. Pour l’une de nos sessions de travail à Mfangano, Ken a demandé à sa sœur, Tabou (qui signifie « problème » en Luo), de nous accompagner. A 14h55, alors que nous sommes en plein travail au resort, nous lui demandons à quelle heure est le dernier bateau pour Takawiri afin de planifier le reste de la journée. Elle nous répond 15h, tout en sachant qu’il serait impossible d’être au port en 5 min ! Mis à part faire des gros yeux lorsque nous avons annoncé pour rire que nous allions devoir dormir ici, la jeune femme n’a eu aucune réaction face à la situation qui nécessitait pourtant une recherche active de solutions ! Evidemment nous sommes tentés et inspirés par cette vie où l’heure n’existe pas, celle où nous laisserions les problèmes se régler d’eux-mêmes, celle où les promesses du présent valent plus que celles du futur. Mais nous sommes aussi forcés de constater les conséquences de ce mode de vie. En effet, nous avons pu observer à plusieurs reprises une absence de combativité face à des situations paraissant pourtant solvables… Comme aveuglés par un sentiment de fatalité, ils ne s’autorisent ni progrès ni changement quelconque. Lorsqu’Anthony demande à un groupe de villageois, avec qui il aime passer du temps à fumer le calumet, pourquoi ils ne réunissent pas leurs économies pour s’acheter un générateur et une pompe pour se relier à l’eau du lac, ils répondent que l’idée est inenvisageable car cela générerait trop de jalousies et de conflits avec les voisins et les membres de la famille. Alors, plutôt que de réfléchir à une solution pour éviter ces conflits tout en voyant sa qualité de vie améliorée par notamment la possibilité d’avoir un potager, ils semblent accepter l’impuissance. Était-ce la même passivité intrinsèque qui pousse certains parents à ne pas envoyer leurs enfants à l’école les jours de pluies ? Aucune idée, mais il faut admettre que ce rythme lent, ces jours qui s’écoulent sans que rien ne se passe vraiment mais où le peu suffit pour remplir son être d’une entière satisfaction est contagieux. Là où internet n’existe pas, où l’électricité est rare et où le temps n’a aucun sens, nous nous donnons pleinement aux lectures inspirantes et aux idées créatrices. Ces idées qui nourrissent un présent et qui préparent, pour nous, un futur…

Outre la demande d’attention fréquente des enfants, les allées et venues des adultes parviennent à nous sortir de nos délectables pensées productives. Lorsque nous sommes installés dans les canapés de Ken, nous observons de façon encore plus flagrantes la proximité entre les membres des communautés africaines. Une proximité que nous, occidentaux, appellerions « intrusions » ou encore « non-respect de l’espace privé ». Une porte ouverte -ce qui est un pléonasme sur l’île- est une invitation à entrer, à s’assoir, à se servir, à commenter, à regarder ce qu’il y a à regarder, à toucher ce qu’il a à toucher, et parfois, ce qu’il y a sans doute de plus perturbant pour nous, à juste rester silencieux. Cristel surprendra carrément un voisin, à qui elle a prêté son téléphone afin qu’il puisse écouter de la musique, explorer sans gêne ses albums photos. Malgré la fatigue que nous crée parfois cette constante « proximité », nous en admirons aussi la beauté promise et retranscrite dans ce proverbe africain : « Il faut tout un village pour élever un enfant.»

Après plus d’un an de voyage et des années d’intérêt pour l’anthropologie et la sociologie, nous arrivons encore à nous étonner combien découvrir une culture génère un recul incroyablement riche sur sa propre culture. Des prises de recul qui confirment l’absurdité de la classification des pays par niveau de développement. C’est en voulant raconter les traditions que nous avons en France, pays incontestablement « développé », que nous prenons conscience à quel point les plus perpétuées sont victimes du système capitaliste consistant à offrir des cadeaux ou à donner de l’argent : anniversaires, Noël, la petite souris… Et lorsque l’on tente d’expliquer que ce n’est pas parce qu’on est français, ni parce que nous voyageons que nous sommes riches, en prenant soin de décrire le coût de la vie et notre faible pouvoir d’achat, nous sommes renvoyés à la folie de ce même système capitaliste. Celui qui nous fait payer le droit d’exister, celui de vivre, celui de mourir et même celui d’être mort. Un habitant de Takawiri, avec qui nous aimons confronter nos différences culturelles, nous rétorquera : « si vous n’avez pas d’argent pour manger à votre faim, vous pouvez toujours aller pêcher» ce à quoi nous répondrons qu’il faut payer un permis de pêche et que le matériel aussi peut couter cher. L’homme rira, mi-incrédule, mi-désolé. Il nous rétorquera ensuite « si vous n’avez pas l’argent pour dormir sous un toit, vivez dans la maison de vos ancêtres », ce à quoi nous répondrons qu’il faut être mobile pour étudier, pour travailler et qu’il faudra de toutes façons payer une taxe foncière et des frais de succession. L’homme rira, mi-incrédule, mi-désolé. Il nous rétorquera enfin « si vous n’avez pas assez d’argent pour vivre, alors vous mourrez », ce à quoi nous répondrons que les funérailles sont hors de prix et que les concessions funéraires seront un poids pour notre descendance. L’homme rira, mi-incrédule, mi-désolé. Ici, on n’exproprie pas ses aïeules, on les enterre sur leurs terres. Ainsi sur Takawiri, on marche sur les tombes qui entourent les maisons, on court, on tombe, on saute sur celles qui sont placées au milieu du terrain de foot. Et ce avec le plus grand respect, celui de laisser exister.

On se laisse alors inspirer au maximum par ce modèle centré sur le « droit à l’existence » avant d’être ralentis par celui, réservé uniquement aux hommes, « de posséder ». C’est ainsi qu’un homme échange du bétail contre une femme. La femme devient alors sa possession. Lorsque l’on demande à un homme luo pourquoi il n’autoriserait pas sa femme à aller voir d’autres hommes alors qu’il se permet l’infidélité, il nous expliquera que c’est la femme qui est mariée à l’homme, alors que lui, il ne lui appartient pas. C’est pour cela qu’un homme ayant plusieurs amantes est un homme et qu’une femme ayant plusieurs amants est une prostituée. Mais si avoir des maitresses demandent tout de même de se cacher, avoir plusieurs épouses est signe de pouvoir et de prospérité. Si bien que polygamie et christianisme s’assemblent dans un syncrétisme totalement accepté. A défaut de pouvoir poser la question aux premières concernées (elles ne parlent que très peu anglais), nous demandons aux hommes ce que pense leur première épouse vis-à-vis de la polygamie. Leur réponse : « Les femmes africaines sont trop jalouses ! Elles se battent entre elles parfois, elles se disputent… mais bon elles n’ont pas le choix. » Et il est vrai que pour beaucoup, elles n’ont pas le choix. Un divorce à l’initiative de la femme nécessiterait que sa famille rembourse l’intégralité de la dote à l’ex-mari, ce que beaucoup ne peuvent s’offrir. Une certaine nausée nous empare alors face aux scènes cauchemardesques et incontrôlables que notre imagination donne à voir à l’évocation d’une fuite impossible. Car, nous le savons, malgré les avancées majeures en termes de droits des femmes au niveau national, les pratiques restent compliquées à changer. Par exemple, alors que les lois changent dans le pays concernant le droit à l’héritage pour les femmes, les filles n’héritent que très rarement des terres de leur père. Le poids de la tradition trouvera toujours le moyen de subsister dans ces régions oubliées par l’Etat.

Si les Maires des villages sont assignés par le gouvernement, les gouverneurs des régions, eux, sont élus par le peuple. Dans ces élections, qui représentent l’une des seules participations accordées aux citoyens dans la politique, se jouent des campagnes acharnées. Les candidats vont de village en village donner des meetings lors desquels ils vont distribuer de l’argent au public. Pourquoi s’embêter avec des promesses que l’on ne tiendra jamais lorsqu’on peut s’acheter directement des voies. Nous avons rencontré des habitants ne se cachant pas de tirer profit de ce petit jeu politique, assistant à tous les meetings, quel que soit la couleur politique. Lors de notre séjour sur l’île un candidat, peu ambitieux ou peu fortuné, distribuera lors de son meeting 100KSH par personne, soit 0,77€, ce qui générera beaucoup de déception auprès de ces auditeurs les plus patients.

Parce que ces constats culturels nous enseignent beaucoup de chose sur notre propre fonctionnement et nous permet, par le décentrement, de mieux nous comprendre, nous décidons aussi d’enseigner aux élèves les différences culturelles rencontrés dans notre voyage. C’est ainsi que nous nous retrouvons dans une de ces classes, dont certaines portent encore les marques de ce qui fut dans le temps une étable, pour présenter notre voyage et les richesses de ce monde à ces enfants âgés de 14/15 ans.

Nous leur avons proposé de répondre à 10 questions, sous forme de quizz, illustré par de nombreuses photos et nous avons constaté qu’ils ne savent pas situer l’Amazonie mais ne connaissent pas non plus le sens du mot Nature. On découvre que leur connaissance se limitent à l’Afrique, et même, pour certains, seulement au Kenya. Alors nous prenons le temps de leur illustrer les différents écosystèmes par des photos, de leur montrer des animaux dont ils ne connaissaient pas l’existence, de leur expliquer les continents et les principales langues parlées à travers le monde…Nous avons alors le sentiment que leur potentiel n’est pas assez exploité et qu’ils subissent les carences d’un système éducatif qui ne les encourage pas à rêver, s’ouvrir et s’accomplir mais plutôt à respecter par la force les enseignants, apprendre par cœur des sujets peu ou pas nécessaire à leur développement et à courir après l’idée d’un développement déconnecté de leur réalité locale. Nous nous demandons alors pourquoi ce système éducatif, importé par l’Europe, continue à se transmettre alors qu’il est aujourd’hui difficile d’en suivre le programme et les promesses…

Nous finissons notre cours de 2h par des conseils et outils pour leur permettre de suivre leurs rêves et atteindre leurs objectifs (croire en soi, accepter l’échec comme un moyen de progresser, se documenter au mieux sur un sujet pour en connaitre le fonctionnement, toujours rester ouvert et curieux à ce qui se passe sous leurs yeux et dans le monde…). Sous des applaudissements qui traduisent la réception du message passé et les émotions créées en eux, nous finirons ce moment par un partage musical où cette trentaine d’élèves nous fera découvrir leurs musiques favorites et quelques pas de danse avant que nous les lancions dans une Macarena endiablée et très amusantes.

Alors que nos derniers jours sur l’île arrivent et que nous sentons en nous une petite tristesse à l’idée de quitter cette vie authentique, sauvage et salvatrice, nous découvrons que nous avons perdu 10 000 Kenyan Shilling (70 euros). Nous en aviserons Ken, à Nairobi pour quelques jours, qui nous dira que ce sont sans doute les enfants qui sont rentrés dans la chambre et ont pris l’argent. Il nous assure qu’il s’en occupera à son retour. Le dernier jour, Brill nous fait la surprise de venir nous voir pour passer une dernière soirée avec nous. Nous passerons de longs moments à discuter et se questionner sur nos vies respectives avant de partir dormir pour la dernière fois dans notre petite cabane.

Le lendemain, Ken arrive seulement 2h avant notre départ et nous apprend qu’il a lui-même perdu de l’argent, beaucoup d’argent. En effet, à la suite d’une erreur de sa part sur les chiffres de son compte Mpesa, il a envoyé plus de 1000 dollars sur le compte d’une autre personne. Cette somme représente plus de 4 ans d’économie et la banque ne peut pas lui garantir qu’il le retrouvera. Dégoutés pour lui et triste de cette situation, lui qui vient d’avoir un enfant et qui projette de développer la qualité de vie de sa communauté, nous décidons de ne pas lui rajouter de stress avec nos « petits » 70 euros perdus.

Nous rencontrons alors Katrina, une Slovène qui arrive de Gambie et qui compte faire un mois de volontariat à Takawiri. Les vibes sont douces et nous profitons des heures restantes pour échanger sur la vie sur l’île, sur l’Afrique et sur nos expériences de voyages.

Nous prenons nos gros sacs à dos et commençons les 30 minutes de marche pour rejoindre l’embarcadère accompagnés par toute notre petite équipe. Sur le chemin les enfants nous sautent dessus et les adultes nous saluent chaleureusement…Nous avons conscience qu’il s’agit de nos derniers moments ici alors nous nous remplissons de cette énergie si particulière, de ces sourires, de ces accolades, de ce mode de vie si particulier, si simple mais si inspirant. Arrivés à l’embarcadère, nous attendrons pendant 1h le bateau, alors nous profitons d’une messe à ciel ouvert pour observer et se remplir, pour divertir les enfants qui viennent à nous avec quelques tours de magie, pour regarder les pêcheurs ramener leur butin…

Le bateau est là, nous chargeons les sacs et nous nous retournons vers nos amis. Les câlins chaleureux échangés nous font tous monter les larmes et nous commençons à naviguer, les yeux humides mais le cœur joyeux. Nous regardons lentement Takawiri s’éloigner et nous réalisons la chance que nous avons eu de vivre ici et de lancer tous ces projets. Takawiri fera désormais toujours parti de notre géographie intérieure dans laquelle nous pourrons nous replier mentalement pour nous souvenir, nous inspirer, nous ressourcer et bien sûr aimer.

Car c’était le plaisir chaque jour de remercier encore la vie pour la simplicité et la richesse qu’elle nous offre, une vie douce et humble où chaque être a organiquement sa place et où l’esprit de ubuntu, l’unité et le destin commun, prend tout son sens. C’était un ensemble de rêves qui s’articulent pour donner un sens et un futur à cette communauté et aux deux tribus qui la composent. C’était au final rien de plus qu’une harmonie en mouvement qui nous montre encore à quel point l’humain est inspirant et résilient.

C’etait donc, posée sur des dunes rocheuses au milieu de Victoria, une minuscule île à l’énergie réconfortante, inspirante et vivifiante. C’était tout simplement Takawiri…

Nitakuona hivi karibuni,

Cris & Antho

Pour découvrir nos plus belles photos, cliquez-ici !

7 novembre 2021 1 décembre 2021

Après 4 pays et 3 continents traversés en 32h dont 21h de vol, nous arrivons enfin à Nairobi.

La sortie de l’aéroport marque déjà un grand contraste avec ce à quoi nous étions habitués. Nos repères sont bousculés et nous réalisons enfin que nous venons vraiment de changer de continent. Notre couleur de peau contraste et nous sommes désormais clairement des étrangers, là où en Amérique latine on arrivait à se fondre un peu dans la masse. La langue est différente : on nous parle en anglais mais on entend surtout du Swahili, les deux langues officielles au Kenya. Il est 3h du matin, on est fatigués et le choc culturel ne fait que commencer.

Nous arrivons à récupérer une chambre en avance dans l’hôtel que nous avions réservé. On attend 6h du matin pour prendre le petit déjeuner et se coucher. Nous découvrons ainsi les mandasi, les saucisses de bœuf, le chou aux épices… Un bel aperçu de la nourriture locale !

Après deux jours à dormir et à essayer de se recaler, nous nous rendons compte que le jet-lag est plus difficile que nous l’imaginions. Malgré la volonté de se caler sur l’heure locale, il nous est impossible de ne pas dormir la journée et de vivre la nuit. Nous prenons alors le temps de lire des articles et regarder des documentaires sur le pays dont nous ne connaissons pour le moment que l’aéroport et un hôtel rempli de locaux.

L’occasion d’apprendre que le pays est une démocratie multipartite très jeune. À la suite de la décolonisation tardive (1963), le pays est resté une démocratie à parti unique pendant plus de 40 ans, incluant finalement les autres partis seulement suite à des violences répétées entre le parti unique et les opposants, ayant aboutie à l’ingérence de l’ONU pour régler le conflit et proposer une cohabitation politique. On découvre que pendant des années, les élections furent, comme souvent en Afrique, truquées. Les députés, eux, ont votés une loi en 2017 pour monter leur salaire à plus de 10600€/mois, les faisant entrer dans le classement des députés les mieux payés au monde (alors que le salaire moyen est de 160 euros par mois), pendant que Kenyatta junior, le fils du premier président Kenyan, se faisait réélire tout en étant au même moment jugé pour génocide… Pas besoin de beaucoup de temps pour comprendre à quel point la corruption gangrène le pays et créé des disparités que nous allons assez rapidement constater.

Nous nous forçons à sortir au bout du 3ème jour pour essayer de retrouver un rythme normal et surtout pour découvrir cette capitale dans laquelle nous prévoyons de vivre pendant plus de 2 semaines. A l’extérieur, tout nous apparait comme un grand bordel ; chaque trottoir est rempli de déchets et de vendeurs proposant des produits aussi divers que variés : la marchandise est posée sur un tissu étalé sur le sol, créant ainsi une boutique de fortune pour permettre aux personnes de gagner quelques kenyan shelings pour se nourrir le soir et payer le logement, qui pour la plupart se trouve à l’autre bout de la ville.

Les gens nous dévisagent, les enfants nous touchent, les hommes regardent Cristel avec des intentions plutôt explicites et dérangeantes. Nous sommes dans le cœur du centre-ville mais la pauvreté est présente partout. Ça grouille, ça s’agite de partout et il est difficile de trouver un endroit calme pour observer la vie passer. Nous y découvrons les « chicken bus » locaux, appelés Matatu sacos. Blindés, ils klaxonnent, stationnent n’importe où et participent à une pollution flagrante. Un air saturé qui n’empêche pas les cigognes de s’installer en plein cœur de la ville. Nous nous arrêtons à un stand de livre pour couper un peu avec l’extérieur et trouver de quoi lire en anglais. Nous découvrons que les livres sont des versions numériques imprimées permettant ainsi de baisser le coût d’acquisition !

Nous sommes alpagués en permanence par des enfants qui continuent à nous suivre malgré notre refus ferme de leur donner de l’argent, par des adultes qui tentent dans un premier temps de créer une conversation désintéressée, pour finalement nous demander de les aider financièrement pour diverses raisons… C’est difficile à vivre et cela ne fait que renforcer le choc culturel que nous vivons intérieurement et notre nostalgie naissante pour l’Amérique latine.

Sur chaque boutique se trouve marqué en vert « M-Pesa ». Nous comprenons qu’il s’agit d’un moyen de paiement permettant aux personnes éloignées du système économique majoritaire de pouvoir quand même payer de façon électronique et surtout d’avoir accès aux paiements des factures en ligne et aux achats sur internet. En effet, le Kenya est le premier pays du monde à avoir popularisé le paiement par téléphone. Ici, plus de 90% de la population utilise ce système de paiement pour les achats du quotidien. Cette fonctionnalité a permis aussi de développer le système de micro-crédit, donnant ainsi accès aux plus pauvres, ne pouvant pas avoir de banque et donc de crédit, à un prêt assez faible pour acheter des produits de première nécessité. Cependant cette opportunité d’accès au crédit contient son corollaire : les gens obtiennent très facilement un micro-crédit (pouvant être de seulement 5 euros) mais beaucoup n’ont pas la possibilité de le rembourser. Ainsi ils utilisent un autre des 20 opérateurs de micro-crédit pour rembourser le premier, puis un troisième pour le second… Ce système crée ainsi une crise de la dette individuelle qu’il est assez dur de juguler et qui incite dès lors les opérateurs à utiliser les données personnelles pour contacter la famille ou même les amis pour réclamer le remboursement, reléguant donc la vie privée au dernier plan.

Le Kenya est connu comme étant la Silicon Valley de l’Afrique et le projet de création de Silicon Savannah oriente beaucoup d’investisseurs, dont une majorité de chinois, vers ce pays aux promesses de développement important. Mais le contraste s’accentue d’autant plus quand l’investissement s’oriente sur le numérique, privant ainsi une grande partie de la population des emplois générés par ces entreprises 3.0 qui développent des applications dernière génération alors que les routes ne sont même pas entretenues, que les déchets sont présents partout et que la pauvreté se constate à chaque coin de rue. En effet, 90% du PIB du pays est réalisé là où seulement 10% de la population du pays habite, laissant ainsi le reste du pays à l’abandon…

C’est avec la volonté d’avoir un impact positif lors de notre passage en Afrique que nous nous sommes instantanément lancés dans une recherche de volontariat. Les demandes ne manquent pas au Kenya, alors nous décidons de mettre un terme à notre rythme décalé pour nous rendre dans une charity school dans l’un des quartiers les plus pauvres de Nairobi, Kayole. William, 30 ans, et sa mère, Alice, nous reçoivent un dimanche dans leur grande maison. Ils nous montrent notre petite chambre sans fenêtre qu’ils souhaitent qu’on partage avec 3 jeunes enfants malades de leur orphelinat, ce que nous refusons poliment, considérant la situation inappropriée. Il s’en est suivi une longue après-midi où, assis dans les canapés, les échanges restent pauvres et maladroits. Nos questions trouvent des réponses brèves et évasives, alors que les leurs semblent étrangement intéressées : Quels métiers exercions-nous en France ? Combien nos tatouages nous ont couté ?… Ne manquant pas de faire remarquer qu’ils auraient pu faire beaucoup de choses avec notre argent, tout en nous racontant ce que les précédents volontaires leur ont généreusement apportés. Nous comprenons seulement qu’Alice et William ont ouvert l’orphelinat et l’école dans laquelle ils enseignent en 2008. Cristel tente de jouer avec les enfants présents dans le salon mais très vite elle constate qu’ils regagnent leur canapé dès qu’Alice entre dans la pièce et qu’ils ne parlent qu’en chuchotant. Nous remarquons alors que c’est dans une petite maison derrière la nôtre que se trouve l’orphelinat : un dortoir où les enfants passent leur journée, sans jouet ni adulte.

Heureusement, l’arrivée des 5 autres volontaires en fin de journée vient briser cette ambiance étrange. Nous faisons ainsi la connaissance de Clémence, une Française qui profite de son chômage pour faire de l’humanitaire, de Rita, une Française originaire de Mayotte, qui a décidé de tout quitter pour s’installer à Nairobi et d’Ursula, une Américaine de 60 ans qui fait des volontariats depuis un an aux 4 coins du monde. Le lendemain matin, nous nous réveillons avec l’excitation d’un jour de rentrée. A 10h, nous embarquons à bord du van de William direction l’école qui se situe à moins de 10 minutes de notre maison. Nous découvrons ainsi ces rues non-bitumées de Nairobi, ces commerces de fortunes et ces maisons bricolées. Nous descendons du véhicule dans une petite rue tranquille, aux portes de la petite école. William nous présente à chaque classe où les élèves se lèvent à notre passage et crient en cœur « Good Morning Teacher Cristel. Good Morning Teacher Anthony. » Arrivés à la dernière, nous comprenons que c’est celle qui nous sera attribuée. Sans briefing sur l’âge ou le niveau des élèves, ni sur le programme ou la pédagogie à adopter. C’est dans cette pièce de 6m², où sont réunis 16 élèves âgés entre 9 et 14 ans, que nous développons jour après jour, de 10 à 16h, nos compétences d’improvisation et de pédagogie agile. Et parce que 3 manuels pour 16 élèves et 2 professeurs ne suffisent pas, nous nous retrouvons à noter le moindre exercice et la moindre leçon au « tableau » (une peinture noire qui recouvre un mur poreux).

Nous apprendrons que les différences d’âges entre les élèves s’expliquent par le niveau de vie des familles qui n’ont pu offrir une scolarité à leurs enfants que lorsque les finances le permettaient. Et malgré le fait qu’ils soient tous en Grade 4, les écarts de niveaux sont importants. Nous constatons pour certains une incapacité à distinguer les voyelles des consonnes ou à trier des nombres du plus petit au plus grand. On tente alors de suivre un emploi du temps affiché au mur et l’on se retrouve à enseigner la géographie sans carte, la musique sans instrument, l’art plastique sans feuilles, le sport sans espace. C’est ainsi, en suivant le manuel de technologie, que nous devons demander aux élèves de nous expliquer ce qu’est un écran, une souris et un clavier alors que la majorité d’entre eux n’ont jamais vu un ordinateur de leur vie. Un cours de « social studies » leur demandait quelles sont les valeurs inculquées par leur école, ce à quoi ils répondent sans hésiter : « l’obéissance, l’honnêteté, le sens du service » et il est vrai que nous avions en face de nous des enfants obéissants, toujours prêts à rendre service et en qui nous pouvions avoir confiance. Mais nous avons été frappés par l’absence de créativité, de réflexion personnelle et de curiosité. Leurs monstres en Cadavre Exquis étaient à peu de choses près similaires les uns des autres, la moitié de la classe a choisi le mot « chien » pour un jeu de mime et leur culture musicale se limitait pour beaucoup à l’hymne national et aux chants religieux. Nous leur faisons ainsi écouter du rap et de la musique classique, du reggae et de la soul. A défaut d’avoir un espace dédié au sport, nous leur faisons découvrir la méditation et des exercices de repirations. Nous sentons nos cœurs se remplir alors que nos yeux, mi-clos, voient ces enfants se prêter à l’exercice de toutes leurs forces.  

L’école accueille près de 200 élèves, âgés de 2 à 15 ans, dans cet espace de moins de 100m². Les instituteurs (5 lorsqu’ils sont tous présents) jonglent ainsi entre les 7 classes surchargées ou étriquées. De plus, chaque matin, deux institutrices sont réquisitionnées dans une cuisine de 2m² pour préparer le déjeuner pour toute l’école. Tous les jours, du riz et des haricots sont servis à ces enfants qui n’ont probablement pas la chance d’avoir un petit déjeuner et un dîner à la maison. Une fois servis, ils dégustent leur plat assis dans leur salle de classe avant de se défouler dans une cour proportionnelle au reste de l’école (et qui est d’ailleurs également une salle de classe protégée du soleil ou de la pluie par un parasol troué). Ils profitent de ce moment de liberté pour venir vérifier si nos peaux ont une texture différente de la leur et faire glisser leurs petits doigts tout sales dans nos cheveux lisses ou sur nos peaux tatouées. Malgré une chaleur écrasante et un air qui ne circule pas, les enfants portent assidument le pullover qui composent leur uniforme, ajoutant même pour certains des collants en laine ou une doudoune. Chaque vêtement est déchiré, sale, trop petit ou a des boutons en moins, nous questionnant sur le sens de l’uniforme obligatoire. Un jour, alors qu’Ursula prendra l’initiative de recoudre ceux des orphelins vivants avec nous, Alice lui fera comprendre, de façon incompréhensible, que cette initiative n’est pas la bienvenue…

Ainsi ballotés de la maison sans jardin à l’école étriquée directement en van, nous commençons tous à ressentir le besoin d’extérieur et de se dépenser physiquement. Mais nos demandes de nous rendre à l’école ou de rentrer à la maison à pied sont systématiquement rejetées, sous prétexte d’un environnement dangereux et risqué. Alice nous raconte alors des histoires de kidnapping et de faux commerces capables de nous voler nos organes. Une émeute sauvage dont a été témoin Clémence devant la maison un jour où elle était restée seule au domicile n’a fait qu’alimenter le discours de notre hôte. Alors que le van nous a lâché une après-midi, nous avons pu marcher quelques centaines de mètres pour aller attraper un bus, de quoi seulement constater qu’il est désagréable d’être dévisager par les personnes croisées et de trouver nos « Bonjour ! » sans réponse.

Nos soirées se résument à quelques courses au supermarché le plus près, de chouettes conversations avec les autres volontaires et un peu de lecture dans notre petite chambre sombre. Anthony ira aussi chez le barbier attenant à la maison avec William qui ne veut absolument pas nous laisser vivre seuls à l’extérieur de cette maison-prison. Un fait étrange mais le moment bien-être fut incroyable et l’attention portée autant que les massages énergiques africains reçus lui ont permis de s’évader un peu.

Le soir les trois orphelins malades ont le droit de rester dans le salon, alors ils restent assis-là en silence à nous observer, quelques fois ils ont même le droit à une règle et une gomme, voire à une feuille et un crayon de papier. Le matériel de coloriage rapporté par les autres volontaires avait été soigneusement rangé dans un placard et la pâte à modeler confisquée. Un soir, alors que les filles sont parties au restaurant, les orphelins ont tous le droit de manger avec nous dans le salon. Mais sur les 4 canapés du salon, un seul leur est autorisé. Et comme 10 enfants ne rentrent pas sur un si petit canapé, 3 d’entre eux étaient assis sur le carrelage derrière le salon alors que les autres canapés étaient vides. 

Un matin, alors que nous avions fini par convaincre William de nous rendre par nous-mêmes à l’école à pied, estimant qu’à 7 le risque était raisonnablement réduit, nous réalisons être enfermés à clé dans la maison. Les volontaires les plus anciennes nous expliquent que c’est en fait le cas tous les matins. Alors qu’Alice et William partent à l’école à 7h, nous nous retrouvons enfermés sans clé, devant attendre 10h que le van vienne nous récupérer. Alors que William arrive finalement pour nous récupérer ce matin-là, nous nous abstenons de lui faire remarquer qu’il était convenu que nous partions à pied. En revanche Cristel lui demande discrètement s’il serait possible de mettre une clé à disposition au rez-de-chaussée au cas où nous aurions besoin de sortir en leur absence ou du moins par mesure de sécurité. Il répond positivement mais, quelques minutes après notre arrivée à l’école, Alice nous prend à part. En colère, elle crie sur Cristel l’accusant d’avoir formulé une demande déplacée et impolie à son fils. Elle nous explique par ailleurs que, vivant sous son toit, nous ne sommes pas autorisés à sortir sans le lui avoir signalé au préalable. La « discussion » prend encore une autre dimension lorsque William intervient promulguant différents mensonges incroyables. Choqués par cette scène et ces propos irréalistes, nous calmons la situation en jouant la carte du malentendu et retrouvons une forme d’entente en promettant, des deux côtés, d’améliorer notre communication à l’avenir.

Il nous est tout de même extrêmement difficile de se plier à ce genre de règles, de comportements et de non-sens. Nous voyageons maintenant depuis plus d’un an dans une liberté absolue et devoir tolérer ce genre d’attitude, que nous attribuerons, dans un premier temps, au contraste culturel dont il nous faut s’acclimater, est extrêmement difficile. Heureusement, nous sommes en fin de semaine et ce week-end là nous partons avec Rita, Clémence et Ursula pour notre premier safari.

C’est donc avec notre guide, plein d’optimisme et de bonne humeur, que nous quittons enfin Nairobi pour découvrir les alentours et surtout la réserve Maasaï Mara, permettant un des safaris les plus beaux et les plus majestueux du continent.
Après avoir passé plus d’une heure dans les bouchons de la capitale, nous commençons à voir de la nature, salvatrice après ces moments dans la jungle urbaine.

Nous chauffeur nous arrête sur un sommet pour prendre un café. Devant nous, et à perte de vue, se dégage la vallée du Rift. Une importante faille qui laisse apparaître en contre-bas une savane sauvage et aride. Anthony attendait ce moment depuis des années et nous avions même prévu initialement de commencer notre tour du monde par le Kenya afin de partir de là où tout aurait débuté pour l’humanité. En effet cette faille, qui commence en Tanzanie et s’étend jusqu’en Éthiopie aurait permis, selon les théories, à nos ancêtres de se séparer taxinomiquement des singes et de commencer la lente et longue évolution de notre espèce et la colonisation progressive de la planète.
Cette faille se serait progressivement formée suite à un mouvement tectonique séparant la plaque somalienne à l’est de la plaque africaine à l’ouest et créant donc une énorme dépression. La formation de la faille aurait fini par conduire à une différenciation climatique et environnementale majeure entre la région située à l’ouest, humide et boisée, et la région située à l’est, beaucoup plus sèche et occupée par la savane. À partir d’une souche commune, deux lignées auraient divergées, aboutissant à l’ouest aux chimpanzés arboricoles, et à l’est aux premiers Hominina puis aux Australopithèques, groupe probablement à l’origine du genre Homo. La bipédie naissante liée à ce groupe serait à l’origine du développement de notre espèce et on attribuait, il y a encore peu de temps grâce aux théories de la East Side Story de Yves Coppens, le berceau de l’humanité en Éthiopie, où Lucy a été retrouvée. Aujourd’hui cette théorie reste encore valable, car effectivement une partie de l’humanité a commencé sa route ici, mais commence aussi à germer l’idée d’un développement multi situé de nos ancêtres, qui se serait ensuite croisés, mélangés pour passer par Homo habilis, homo erectus, homo ergaster… et finir par Homo Sapiens Sapiens, nous, tout simplement.

Nous méditons ainsi face à ce gouffre énorme qui nous permet en un coup d’œil d’avoir l’impression d’embrasser, quoiqu’il en soit des approches, plusieurs millions d’années d’histoire évolutive. Nous reprenons la route et très rapidement, sur le bas-côté, nous apercevons des babouins, énormes et en bande, qui, non effrayés par la circulation, nous regardent passer en se déplaçant sur leurs 4 pattes. Le week-end commence bien.

Après plus de 4 heures de route, nous commençons à pénétrer dans la réserve. Les Maasaï habitent encore ces terres arides et nous les voyons nous saluer depuis leurs champs où pâturent leurs troupeaux. Leur unique Dieu, En-Kai, aurait fait don de tout le bétail à ce peuple… les autres humains qui en possèdent ont certainement dû les leur voler il y a bien longtemps. Alors que rodent possiblement fauves, rhinocéros et buffles, ces hommes, protégés d’une cape rouge, ne semblent pas inquiets. Mais avant d’être des éleveurs, les Maasaï sont des guerriers intrépides. Les garçons âgés de 15 ans sont soumis à plusieurs rites de passage pour gagner ce titre. La cérémonie la plus importante est celle de la circoncision, où le futur guerrier ne doit montrer aucun signe de peur ou de douleur au risque de devenir une honte pour sa famille, voire d’être ostracisé. Une fois circoncis, les jeunes hommes partent vivre en groupe dans un village spécialement construit pour eux, accompagnés de leurs amantes et de leurs mères qui se chargent de tout le travail domestique. Ils devront attendre quelques années pour devenir des guerriers adultes et se marier, contrairement aux jeunes filles qui deviennent adultes et aptes au mariage dés 12 ans, une fois excisées. Malgré la prévention réalisée par les associations nationales et internationales, ces pratiques persistent dans certains villages. Cet ancrage dans la tradition a également pour effet de relayer les Maasaï au rang de main d’œuvre pas chère et peu instruite dans les villes kenyanes. Ceux restés dans leur village, victimes du réchauffement climatique, se sont convertis au tourisme en complément de l’élevage et sont heureux de nous recevoir dans leurs petites maisons faites de terre et de bouses de vache. Dans la pièce centrale, éclairés à la lampe de nos téléphones, nous écoutons notre hôte nous parler des us et coutumes de son peuple et nous ne pouvons cacher notre dégout lorsqu’il nous explique qu’à chaque évènement important, les Maasaï se délectent de sang de bœuf…

Sur le chemin nous menant à notre lodge, nous croisons déjà des zèbres, des phacochères et des gazelles. Émerveillés nous sortons l’appareil photo avec déjà la sensation de vivre un moment unique et rare. C’était sans compter à ce qui nous attendait encore…

Nous arrivons à Oloololo Gate où nous attend notre logement. Une tente de luxe avec salle de bain privative, deux lits et une petite terrasse pour profiter de l’ombre du site. Nous sortirons dans le parc pour pouvoir observer le coucher de soleil sur la savane. Les couleurs rouges, oranges et jaunes se mêlent à la végétation sèche et nous profitons d’un moment unique, sublime et inoubliable, aidé par l’ensemble des animaux déjà croisés dans notre van surélevé et au toit amovible.

En 1h, en plus d’un magnifique couché de soleil, nous avons déjà vu girafes, éléphant, autruches, buffles, zèbres, gazelles, gnous et même un couple de lions, caché dans les herbes hautes et sèches, faisant la sieste et profitant du réveil pour se reproduire en 3/4 secondes. Lors de la période de reproduction qui ne dure que 96h, les lions et lionnes s’adonnent à ce qu’on pourrait appeler un marathon sexuel en s’accouplant toutes les 15 minutes environ, pouvant ainsi aller jusqu’à 50 actes en une journée.

Nous partons le lendemain à 6h du matin pour pouvoir maximiser nos chances de voir le plus d’animaux possible et, pourquoi pas rêver, l’ensemble des Big Five. Ce nom correspond aux animaux qui furent pendant longtemps les plus chassés et qui sont aussi les plus rares. Le lion pour le prestigieux trophée, le buffle pour les cornes portées ensuite par les chefs guerriers et pour sa chaire, l’éléphant pour l’ivoire, le rhinocéros pour sa corne aux vertus soi-disant aphrodisiaques et le léopard pour sa fourrure. Même si aujourd’hui ces pratiques, fort heureusement, sont devenues illégales, les Big Five sont toujours les animaux les plus recherchés lors d’un safari.

Très rapidement, nous assistons au petit déjeuner de plusieurs girafes dont la silhouette s’aperçoit de loin. Plus loin nous verrons les lions s’accoupler à deux mètres de nous, à découvert cette fois-ci. Le mâle, doté de poils aussi durs que des épines à l’extrémité de son pénis, est obligé de mordre le cou de la femelle pour l’empêcher de bouger à cause de la douleur de la pénétration.


Ensuite nous verrons plusieurs buffles en famille se nourrir tranquillement dans les prairies. Nous apercevrons à plusieurs reprises des guépards marcher tranquillement et se remettre d’un repas fraîchement partagé, les babines encore recouvertes de sang. Nous avons la chance de rencontrer une espace très rare, le rhinocéros noir. Ils sont 600 au Kenya et malgré son nom, ce n’est pas sa couleur qui le distingue du rhinocéros blanc, mais plutôt sa gueule large. Le pauvre, effrayé par les voitures qui l’encercle, il court il court, petit oiseau sur son dos. Les éléphants sont là aussi pour nous émerveiller. Ils se déplacent majestueusement en famille pour dénuder les arbres pour se nourrir.

Nous observons les hyènes prendre le soleil au bord d’une marre, les phacochères et leurs petits se balader tranquillement, les suricates, plutôt rapides, traverser la route, les gazelles, les gnous, les antilopes, les zèbre, en famille ou non, les énormes crocodiles en bord de rivière cohabitant pacifiquement avec plusieurs dizaines d’hippopotames, dans l’eau ou sur la rive, les babouins qui viennent vers notre van assez curieux…

C’est génial de rouler sans vraiment savoir quoi chercher et laisser la nature nous présenter le caractère aléatoire de ses manifestations. Comme des enfants, le cœur marqué par chaque rencontre, nous parcourons des kilomètres à observer la moindre feuille bouger, à écouter le moindre bruit pour tenter de voir ce qui se cache derrière. Nous comprenons alors pourquoi « safari », qui signifie « voyage » en swahili est utilisé pour désigner cette excursion… une expérience si unique !

Sur plus de 1500km2, s’étend ce parc kenyan partagé avec le Serengeti du côté tanzanien. Si les humains connaissent des frontières, souvent dangereuses, abjectes ou même illogiques car discriminantes, les animaux, eux, profitent de cet ensemble librement et sans risque, sinon la position sur la chaine alimentaire.

Nous parcourrons qu’une infime partie de cette savane immense mais la nature nous offre encore des surprises inespérées et nous sommes sans mot face à cette beauté sauvage. La vie est un trésor sans cesse renouvelé pour qui, humblement, sait regarder avec les yeux d’un enfant la beauté d’une vie toujours surprenante et nourrissante.

Nous aurons même l’occasion de voir le roi de la savane dévoré son repas caché dans une petite rivière : un bout de gnous dont on ne distingue même plus la partie en question. Mais alors que nous pensions avoir fini et que nous prenions la route du retour, nous recevons un appel radio : un léopard, le seul animal faisant partie des Big Five que nous n’avions pas vu, vient d’être aperçu. Cet animal est extrêmement rare à voir alors notre guide accélère et nous arrivons, plutôt bien secoué par la route, au pied d’un arbre. Nous voyons deux silhouettes jaunes et noires se détacher de l’arbre. C’est une mère et son petit. Ils se reposent, alors nous attendons. Au loin, le soleil commence à se rapprocher de l’horizon et un troupeau d’éléphants traverse dans notre second plan. C’est surréaliste et merveilleux.
Alors que la maman léopard se réveille, nous la voyons grimper un peu plus haut à l’arbre où l’on aperçoit une tête de bébé zèbre pendre : ce cadavre avait dû être gardé pour le repas du soir dans ce lieu inaccessible pour les lions. Conscients d’assister à une scène unique, nous retenons notre souffle et nous nous imprégnons de ce moment magique.

Nous rejoignons la sortie du parc, où nous attendent des femmes Maasaï pour nous vendre des bijoux, le cœur reconnaissant pour la journée vécue mais avec la difficulté de réaliser la chance que nous venons d’avoir.

En 12h, nous avons assisté à des scènes uniques, portées à notre connaissance jusqu’à aujourd’hui seulement par les documentaires animaliers, nous avons pu voir chaque animal du Big Five mais surtout nous avons pu observer 22 animaux différents soit l’intégralité de la faune sauvage observable dans cette région de la corne de l’Afrique.

Sonnés et rêveur, nous nous retrouvons à table pour manger le soir. Si les mots sont peu nombreux pour décrire la beauté de ces moments de connexion à la nature, les mots sont plus facilement mobilisables pour parler de l’endroit que nous retrouverons le lendemain. Chacun partage sa déception et sa colère par rapport à la vie que nous avons chez Alice et Williams, faite de chantage, de sautes d’humeur, de demandes d’argent, de manipulations et de privations de liberté.

Mais heureux et ressourcés, nous nous rassurons mutuellement sur notre capacité à rendre cette semaine meilleure que la précédente en mettant de côté l’ambiance étrange imposée par nos hôtes et en nous focalisant sur les enfants à qui nous enseignons. Mais, en ce dimanche soir, Alice nous explique que les élèves en Grade 4 seront en examens « surprises » imposés par l’Etat et que nous ne reverrons pas notre classe. Elle nous prévient également que, lorsque le fonctionnaire public passera à l’école apporter les sujets, tous les volontaires devront se cacher dans une salle (notre présence n’étant visiblement pas légale…). La déception résonne dans nos oreilles, nous qui avions finit par apprendre les prénoms de nos élèves, par identifier leurs difficultés et leurs compétences… sans penser aux activités que nous leurs avions promis de préparer pour la semaine qui suivrait.

Quelque peu démotivés nous descendons dans le salon le lendemain matin où nous retrouvons une table inhabituellement vide. Alors que chacun d’entre nous se demande ce qui expliquerait l’absence de petit-déjeuner déposé quotidiennement par Alice, William sort de sa chambre et part à l’école sans nous, sans bonjour ni explication. Il reviendra à notre demande 10 minutes plus tard où il s’acharnera sur Cristel, expliquant qu’elle a créé cette ambiance désagréable le jour où elle a osé se plaindre d’une porte fermée en lui parlant soi-disant mal. Cette fois-ci, face à l’absurdité des propos entendus et des attitudes de ce matin-là, nous ne ferons rien pour apaiser la situation. Fous de rage d’être traités ainsi alors que nous avions mis notre cœur dans l’aide que nous pouvions apporter à l’école, nous remontons faire nos affaires après avoir pris le soin d’exprimer tout ce que nous pensions. Anthony qui voit Cristel en larme, insulte copieusement William en lui expliquant que « ça ressemble à ça de se faire mal parler ». Comme la semaine précédente, cet homme de 35 ans n’a rien su faire d’autre que d’appeler sa maman à l’aide. C’est ainsi que nous sommes priés de descendre dans le salon où un policier nous attend. Alice nous ordonne de nous assoir sur le canapé des orphelins, n’étant plus dignes des autres canapés probablement, avant de nous expliquer avoir fait venir un policier pour nous faire sortir de la maison sans craindre pour leur vie, parce qu’Anthony a quelque peu menacé William. Après qu’Alice ait insisté pour que le policier vérifie nos passeports, nous avons demandé à sortir de la maison pour lui présenter les documents. C’est là que l’officier nous a rassurés, nous disant que ce n’est pas notre faute et nous souhaitant de profiter du temps qu’il nous reste au Kenya. Une fois dehors, lui et ses collègues s’exclameront « Ils ont l’air fous dans cette maison !! Vous faites bien de partir. » C’est ainsi que nous nous retrouvons dans la rue, nos sacs sur le dos et un cabas de matériel de peinture devant faire office de don sur le bras.

Méfiants, nous arrivons dans notre studio réservé d’urgence dans un quartier choisi au hasard où une dame lumineuse nous reçoit. Son petit visage rond et son sourire innocent nous donne immédiatement envie de nous confier sur ce que nous venons de vivre. Nous sommes enthousiastes par ce simple logement et par chacune des intentions de notre hôte, que nous nous empressons de remercier chaleureusement. Nos premiers pas dans le quartier nous rassurent à leur tour : personne ne nous dévisage et les regards croisés sont généralement suivis d’un sourire et d’une salutation. Mais lorsque nous sommes de retour dans l’appartement, pour la première fois depuis plus d’un an de voyage, nous sommes envahis par l’envie de rentrer. Nous repensons à l’Amérique latine qui nous manque terriblement et nous pensons à la joie de retrouver nos proches en France, aux bons petits plats de nos parents et à ceux de nos restaurants préférés, au confort de la maison… Mais comme il nous serait impossible d’abandonner comme ça, nous nous refusons de nous arrêter sur ces premières impressions. Nous nous rappelons les termes de Marc Augé, anthropologue urbain, pour qui les frontières matérialisent d’abord la nécessité d’apprendre pour comprendre. Après analyse, nous nous sommes rendus compte que nous ne nous sommes pas assez écoutés. En effet, nous nous sommes toujours imposés de quitter les capitales et les grandes villes le plus rapidement possible si la vibes ne nous appelait pas. Cependant, même si la colère finale fut sans doute de trop, nous ne voyons pas ce que nous devons travailler pour comprendre et apprendre de cette situation si ce n’est de prendre du recul et laisser le bilan se faire plus tard, dans le calme et le détachement émotionnel. Nous nous représentons alors la culture de ce nouveau pays d’accueil comme un mur qu’il nous faut d’abord escalader, en souffrant sans doute au début, pour ensuite pouvoir observer, un peu en retrait, les caractéristiques de cette culture. Nous assimilons ce rapport outrancier à l’argent, nous l’attribuons à un héritage post-colonial et à une représentation quelque peu biaisée des blancs par certains kenyans. Nous apprenons aussi à comprendre que regarder dans les yeux fixement lors d’une conversation peut être difficile pour les Kenyans, nous apprenons quelques mots de Swahili pour briser la glace avec ceux qui ne parlent pas ou peu anglais, nous étudions plus en détails la culture politique, l’économie et les faits culturels de ce pays pour pouvoir mieux l’appréhender et obtenir le filtre et le recul nécessaire pour rendre nos rencontres inspirantes et positives. Nous savons que le Kenya a beaucoup de choses à nous apprendre et nous ne voulons pas passer à côté de cette opportunité. C’est ainsi que nous nous engageons auprès de Ken pour un volontariat sur son île dans le lac Victoria, le plus grand lac d’Afrique. Nous le rencontrons au centre-ville de Nairobi avec son ami Brill. Nos premiers échanges nous confortent dans notre intuition… Nous n’avons désormais plus qu’à nous laisser surprendre par ce pays, redescendre doucement de notre mur et accepter de laisser dernière nous l’Amérique latine, la jungle, l’espagnol pour s’ouvrir pleinement à ce pays, ses richesses, ses contradictions et son histoire.

Nous profitons donc de ce temps de pause inattendu pour se recentrer, poser nos intentions de presque-fin de voyage, faire une journée de séminaire pour le projet d’école auquel nous sommes associés et nous reposer avant d’aborder la suite, plus confiants, plus éclairés et, conscients, comme dirait Carl Gustav Jung, « que c’est du heurt des contrastes que jaillit la flamme de la vie »…

Nitakuona hivi karibuni,

Cris & Antho

Pour découvrir nos plus belles photos, cliquez-ici !

21 octobre 2021 – 6 novembre 2021