Sur les côtes de Mbita, encore bien pris par les émotions de quitter cette île et son écoulement du temps – et donc de la vie – si particulier, nous attendons le bus de nuit pour rejoindre Nairobi afin de prendre le train pour rejoindre l’océan.
Ces sensations ressenties nous ancrent encore plus dans la richesse du présent vécu et confortent l’idée que, libres et sans attente, nous pouvons nous ouvrir à une vie simple et connectée aidés par notre volonté de découvrir et de s’ouvrir, de se modifier et de se transcender. Par la volonté d’aider nous connectons nos énergies à la recherche d’un bien commun, supérieur à la quête individuelle de satisfaction et nous sortons de nos zones de confort pour aller chercher en nous des ressources utiles à l’ensemble, au collectif, au monde. La part du colibri illustrée par la foi illimitée en un monde qui sera grandi par le travail modeste de chaque être présent, connecté à un destin commun et à une volonté de changer, à son échelle, la façon dont nous expérimentons la vie sur Terre.
Nous arrivons à Nairobi avec une seule volonté : en sortir le plus vite possible. Nous nous retrouvons donc à la gare de cette capitale tentaculaire. Il est 4h du matin alors nous attendons 6h que la gare ouvre. L’occasion de regarder les vidéos qui passent en boucle sur les écrans : des dessins animés mettant en scène un paysan bien bronzé qui crée de terribles accidents de train en volant les panneaux de signalisation et les barrières de sécurité pour revendre les pièces au village, tout ça en ricanant. Heureusement un homme, un peu moins bronzé et mieux habillé, témoin de ces actes criminels le dénonce à la police qui vient arrêter le coupable en pleurs. Le message de fin est écrit en chinois, sous-titré en Swahili… première manifestation du soft power chinois sur le Kenya. Le bâtiment de la gare est énorme et ressemble très fortement à un aéroport. Le gigantisme de ce lieu contraste fortement avec le fait qu’il héberge seulement 2 lignes ferroviaires avec pas plus de 6 trains par jour. Un projet de plus de 5 milliards d’euros dont la Chine est le créancier principal et qui pourra, suite à l’impossible recouvrement par le Kenya, prendre la direction des transports publics, s’emparer des ressources naturelles ou encore appauvrir le pays pour exercer sa domination singulière.
A 7h du matin, les militaires font aligner les individus, femmes d’un côté, hommes de l’autre, le temps de procéder à des fouilles autoritaires et incongrues. Les valises sont alignées et les petits chiens, plus joueurs que renifleurs, commencent leur promenade autour de nos biens personnels. Les militaires nous somment de récupérer nos affaires avec une intonation jamais vue de la part de personnes sensées apportée protection et sécurité. Nous passons ensuite un premier portique métallique et passons nos sacs au scanner. Dans celui d’Anthony se trouvent nos couverts de pique-nique offerts par un ami au départ. Les agents de sécurité nous font vider le sac pour finir par nous dire que nous ne pouvons prendre le train avec cette fourchette, cette cuillère et ce couteau rond. Nous leur expliquons que nous voyageons depuis plus d’un an, en avion, bus, bateau et que cela n’a jamais posé de problème. Appliquant des protocoles de surveillance et de protection sans réflexion ni conscience du bon sens, ils nous imposent de leur laisser nos couverts… un excès de zèle qui nous poussera à les insulter avant de leur balancer dessus l’objet confisqué. Avant de passer un deuxième contrôle pour rentrer dans le bâtiment, Anthony fume une cigarette et une policière lui demande de lui donner le feu ayant servi à l’allumer. Sans aucune raison, elle récupère la boite d’allumettes et, dans un sourire provocateur, elle la lance à un de ses collègues qui la met dans sa poche, satisfait.
Le troisième et dernier contrôle de sécurité sera celui qui nous fera perdre patience. Après avoir passé à nouveau nos corps au portique et nos bagages au rayon X, un homme palpe Anthony et lui demande de sortir l’objet cylindrique situé dans sa poche : une cigarette électronique. Il est soi-disant interdit de voyager avec ça car il est interdit de fumer dans le train. Nous lui expliquons une fois de plus, que nous voyageons depuis longtemps et que ça n’a jamais posé problème dans les transports. Refusant de réfléchir, l’agent garde la cigarette. Anthony lui arrache des mains en le sommant de considérer cette situation avec intelligence. Il appelle une policière qui nous refait le même discours et nous prend la cigarette. Elle nous explique que nous devons aller au poste situé à quelques mètres pour trouver un arrangement. Cristel éclate face à cette corruption et lui explique que le fonctionnement ici est fou et qu’ils ne font qu’appliquer les protocoles chinois, à nouveau sans être capable de penser par eux-mêmes. Anthony, dans une lassitude désespérée et blasé par cette utilisation du blanc pour faire de l’argent ou soutirer des biens, insulte copieusement la policière, qui, maintenant outrée, nous met dans le poste de police et explique la situation à un collègue à l’allure de gangster plus que de représentant de la loi. Cristel demande tout de suite si elle peut faire un détour aux toilettes attendant de pouvoir y accéder depuis 4h du matin (il est 7h à présent…). Après avoir obtenu des refus, elle se dirige dans un coin de la pièce, annonçant devoir alors soulager sa vessie, peu importe où. Heureusement, après que le gangster lui dise qu’elle ne serait pas la première à uriner dans leur bureau, un des policiers ordonnent à sa collègue de l’escorter aux WC. Maintenant son AK-47 contre lui, le gangster semble se rassurer sur le pouvoir qu’il a sur nous et légitime son incapacité à écouter notre histoire. Il nous dit que nous pouvons faire exploser le train avec cet objet mais quand nous lui demandons s’il sait comment ça marche et s’il veut qu’on lui explique, il répond : « I don’t need to know » avant de nous dire qu’il doit considérer tout le monde comme terroriste potentiel. Anthony lui explique qu’il affirme des choses par ignorance et que refuser d’apprendre n’est que le signe de sa stupidité et de sa bêtise. Il répond directement et en colère : « oui c’est comme ça, nous les Africains on est bêtes ». Ces mots confirment le sentiment d’infériorité malheureusement transmis pendant des siècles et l’état d’esprit dans lequel sont restées certaines personnes, usant de leur arme et de leur pouvoir pour venger un sentiment biaisé par des années de colonisation.
Nous comprenons que nous n’arriverons à rien avec ces gens et que notre vie peut devenir compromise en appuyant sur les parties qui font mal : leur ignorance, la bêtise de leur réaction et leur avidité économique. La policière explique à Anthony qu’il est désormais prisonnier et qu’il devra s’expliquer devant le juge pour les insultes proférées…Cristel, libre, part chercher des cafés, pendant qu’Anthony discute avec le seul policier au regard dénué d’intérêt et de volonté de dominer. Il explique à Anthony qu’il devrait s’excuser auprès de sa collègue. Il accepte à contre-cœur, dans le seul but de pouvoir sortir libre et prendre le train pour quitter cette ville malsaine. Après avoir pris en photo l’identité d’Anthony et avoir décidé de garder la cigarette (que nous nous ferons finalement envoyer sur la côte quelques jours plus tard) et après deux longues heures, ils nous libèrent et nous entrons in extremis dans le train, le premier de notre voyage.
Nous hallucinons de cet excès de zèle et de ce sentiment d’infériorité observé et converti en une lutte pour le pouvoir pouvant se solder par des situations à la limite de la légalité, voir devenir dangereuse.
Ouf, nous voilà libres et en route pour la Côte et l’océan Indien… soulagés à l’idée de ne plus avoir à remettre les pieds à Nairobi. Le train nous permet de passer par des paysages déserts où circulent librement gazelles, gnous et autres animaux visibles seulement dans cette partie du monde. Dans le train, les hôtesses, comme dans les avions, font leur défilé infini dans les allées pour proposer boissons et snack, au point de finir par déranger tellement leurs allées et venues sont incessantes.
Nous lisons le journal local et nous hallucinons de constater que ce que nous venons de vivre n’est qu’un faible aperçu de l’ampleur de la corruption et de l’abus de pouvoir dans ce pays. Un article relatant la gifle donnée par le député Rachid Kassim Amin à sa collègue lors d’une session au parlement, dénonce la réalité des kenyanes. L’article évoque notamment le chantage récurrent et nauséabond que les policiers font aux femmes venant porter plainte pour viol : si elles souhaitent que la police arrête le violeur, elles doivent leur offrir des relations sexuelles. Un double viol, une double sentence, une dissuasion efficace pour les victimes de faire appel à la justice et une impunité écœurante pour les violeurs. Nous sommes sidérés par ces constats qui nous font dire que ce monde est fou et que, malgré notre optimisme à toute épreuve, il sera difficile pour ce pays et pour ce peuple de sortir de cet engrenage de violence, de malhonnêteté et de domination masculine.
Nous philosophons longuement, avec nos regards d’anthropologue et de psychologue, sur ces anecdotes. Nous constatons que les modèles d’identification de cette société poussent les individus à introjecter les normes d’une société malade et/ou laissée comme tel, les poussant à développer des névroses, des fétichismes (armes, confiscation d’objets et d’argent…), un sentiment d’infériorité… Autant de modèles fournis par la société et qui incitent certains individus élevés en son sein à les reproduire pour tenter de recouvrer une énergie diminuée par un processus d’acculturation pervers. Ces différents symptômes constatés ne sont pas apparus tout seuls. Ils sont le fruit de l’ancienne société dominante, l’Empire colonial britannique, et sont aujourd’hui, par mimétisme, récupérés de façon endémique par la nouvelle caste dirigeante. Il serait intéressant de pousser cette réflexion en allant observer ce qui se passe en Ethiopie ou au Liberia, seuls pays d’Afrique n’ayant jamais été colonisés… Quoiqu’il en soit, ici nous sommes forcés de constater que la paix, l’amour et l’unité ne se manifestent pas dans les cadres de la société (le système judiciaire, l’éducation, la politique…) où la corruption est la règle et non l’exception.
Las de ce fonctionnement mais nourris par l’expérience vécue à Takawiri, nous profitons de 5 jours de pause pour apprécier les plages paradisiaques kenyanes. Après 24h de trajet (dont 45min de marche, 1h30 de bateau, 7h30 de bus, 6h de train, 1h30 de matatu et 15min de tuk-tuk…) et divers rebondissements, nous arrivons enfin à Diani Beach.
Notre hôtel est situé dans un quartier calme où les rencontres s’accompagnent toujours de sourires, de signes manifestes de bienvenue et de curiosité intéressante et moins intrusives que ce que nous avions connu jusque-là. La famille qui gère l’hôtel est une famille musulmane originaire du Yémen et nous sommes directement intégrés comme des membres de la famille. Nous passerons plusieurs moments sur la longue plage de sable blanc bordée de hauts palmiers, à prendre le soleil et à bouquiner.
Sachant que le retour approche, nous commençons dans nos échanges à orienter nos pensées sur le retour, sur nos aspirations et les possibilités à activer. Nous faisons le choix de commencer à nous informer sur la situation actuelle du monde et plus spécifiquement en France.
Mais très vite le bilan génère en nous anxiété et inquiétude. Nous constatons un climat de peur entretenu par les médias avec une obsession des chiffres et un plaisir malsain à la division. Nous sommes non-vaccinés par choix éclairés, philosophiques, spirituels et politiques et la perspective de rentrer en France dans ces conditions nous alarme et nous angoisse. Des amis qui doivent nous rejoindre en janvier, nous alertent sur les conditions scabreuses pour sortir du pays, sur les décisions liberticides prises en France et sur la morosité globale constatée.
Après 16 mois de voyage, nous nous sommes rendu compte que le COVID n’avait pas la même place dans les esprits du sud que dans ceux du nord, matraqués d’informations et de pression sur une exigence vaccinale hautement contestable.
Jusque-là la crise sanitaire nous aura plutôt profité, nous permettant un premier confinement ressourçant, de voyager dans des lieux vierges, de se connecter plus facilement aux personnes rencontrées, d’avoir accès à des prix plus bas… Même dans les discussions le COVID n’était qu’une chose lointaine pour la plupart des locaux qui s’évertuaient à se concentrer sur leurs besoins présents et à ne plus se soumettre à cette angoisse collective. Nous avons vécu pendant plus d’un an dans des lieux où le masque est l’exception plus que la règle et où les déplacements pouvaient se faire quasi librement. Cette situation nous aura permis seulement de constater à quel point la fusion entre la peur et l’ignorance peut conduire des individus, devant respecter des protocoles sans logique ni bon sens, à agir de façon surprenante et quelque peu absurde parfois, comme désinfecter les roues des voitures, faire passer un thermomètre sous-aisselle sans le nettoyer entre deux personnes, créer des business de produits anti-covid… Tant de situations loquasses qui deviennent des anecdotes, de quoi rire un peu.
Mais aujourd’hui la perspective de rentrer chez nous commence à nous inquiéter car nous avons conscience que le pays que nous allons retrouver n’est plus celui que nous avions laissé. Nous avons conscience également que nous non plus nous ne sommes plus les mêmes, alors comment ne pas appréhender le retour ? Nous qui voulons nous former, travailler sur de nouveaux projets, continuer à vivre une alternance de pérégrinations et d’accomplissements professionnels, notamment tournés sur le soin aux autres, domaine aujourd’hui régi par des mesures sanitaires pénalisantes…
Nous sentons les échanges avec nos proches se teinter de peurs, de doutes, de défiances et de tensions alors nous décidons de nous unir, à deux, pour tenter de démêler cette folie et, par la chance de notre situation présente, d’observer les choses de l’extérieur et d’en faire notre bilan.
Le bilan d’un monde à la dérive où le Covid n’est que le symptôme d’une maladie déjà bien présente. Nous observons un système en perdition qui a utilisé la nature de façon déraisonnée à des fins de pouvoir, de cumul de capitaux et de soi-disant confort de vie.
Le voyage nous a montré, par ce qu’il nous a donné à voir et à ressentir, la nécessité vitale de changer de paradigme, chose déjà induite dans le début de cette crise… Le fameux changement dont beaucoup se réjouissaient lors du premier confinement un peu naïvement finalement. A quoi bon laisser la nature se reposer durant deux mois pour ensuite balancer nos masques dans les forêts et les océans, faire voler des milliers d’avions à vide pour conserver les créneaux d’atterrissage et de décollage, à produire toujours plus de plastique pour se tester tous les deux jours sans parler du retour en force des couverts en plastique que nous avions pourtant finit par bannir en grande partie ?
Mais parce que l’oligarchie au pouvoir refuse l’exercice de la reconnaissance de sa vulnérabilité, nous observons une tentative de gestion marquée par un solutionnisme technologique sensé tous nous protéger. La science et les acteurs de ce biopouvoir sont propulsés au centre de la résolution potentielle de cette situation, dont le débat existant en son sein est totalement ignoré ou rejeté. La promesse d’un retour à « la vie d’avant » (rassurante pour les personnes peinant à remettre en question le lien ontologique de leur rapport à la vie) justifie un ensemble de mesures liberticides, incohérentes et bien souvent dénuées de sens. Comment ne pas penser à Milgram et à son analyse de la soumission à l’autorité face à la légitimité accordée au scientifique et aidée par un contexte anxiogène ?
Nous voyons de loin s’installer insidieusement un autoritarisme qui, sous prétexte de sauver des vies, utilise un état d’urgence amorcé en 2015 avec la lutte contre le terrorisme pour faire passer des lois au forceps, dont la finalité est de faire plier les individus au choix unique proposé par notre oligarchie politique.
Sans être anti-technologie, nous ne pouvons appréhender les dégâts du rôle central donné à la technologie dans la gestion de la crise. Cette crise qui a favorisé le développement du numérique, bénéfique au début dans le ralentissement de la crise économique et le maintien des liens sociaux, qui pourra par la suite faire disparaitre le présentiel à l’école, au travail et dans nos vies quotidiennes, légitimant le passage en force d’une loi sur l’instauration de la 5G (qui consommera près de 20% de l’usage de l’électricité mondiale). Se profile alors une société virtuelle, contrôlée numériquement (le modèle chinois, singé par de nombreux pays européens, le montre), poussée par l’illusion d’un transhumanisme censé sauver l’humanité en la rendant indépendante des relations avec le monde, détruit par ce même système.
Malgré que la crise soit globale, le choix est visiblement porté vers la résolution de la crise économique au détriment de la crise écologique, de la crise sociale (allant au-delà de l’économie) et de la crise sanitaire (allant bien au-delà du COVID). Alors pour relancer la croissance, on laisse des laboratoires pharmaceutiques (déjà puissants) développer des produits dont ils deviennent les juges et les parties. Ces sauveurs de l’humanité jouent sur un discours de peur entretenu par les médias (eux-mêmes aujourd’hui dépendants de ce monde pour survivre) pour prouver que cette solution est l’unique possibilité pour pallier les problématiques actuelles. Ces mêmes sociétés qui ont, dans les années précédentes, payé des milliards de dollars d’amende pour falsification de résultats et malversation.
Cette gouvernance de l’urgence permet ainsi de poursuivre la gestion de l’État comme on le ferait d’une entreprise : on rationalise les process et on laisse le marché réguler les fonctions régaliennes de l’État. C’est ainsi qu’on a coupé les financements de la recherche fondamentale pour privilégier une recherche-action permettant de justifier des décisions gouvernementales au détriment de la quête de la connaissance. C’est ainsi que 5700 lits se ferment dans les hôpitaux français (déjà saturés) en pleine crise sanitaire… sans manquer d’accuser les non-vaccinés de saturer les services de réanimation.
Sans compter non plus les informations contradictoires prisent par le gouvernement, les mensonges proférés, les refus de se plier aux alertes de la CNIL sur les libertés individuelles menacées, les recommandations de l’OMS sur la gestion de crise… Une crise qui empêche presque tout le monde mais rend plus riche une partie infime, elle-même actionnaire de tout cet arsenal médical et technologique. Les professeurs dépriment avec des protocoles créés du jour au lendemain et les médecins perdent le sens d’une médecine de proximité fondée une écoute active et un lien fort et complexe entre soignant et soigné… Trop c’est trop !
Nous nous surprenons alors, peut-être pour la première fois de nos vies, à avoir un cœur révolutionnaire. Une liberté qui ne se laissera pas diminuer, une intégrité qui ne se laissera pas anéantir. Alors, refusant finalement de se faire dévorer par l’angoisse que les médias procurent, on décide de les écarter encore un peu et, à nouveau, de faire confiance à notre capacité d’accepter et d’aimer l’incertitude et de continuer à nourrir notre force, bien que sourde et latente. Avec le besoin de savourer la douceur du présent, nous nous laissons prendre par l’énergie rasta de Diani, pouvant nous rappeler Puerto Viejo au Costa Rica si des dromadaires ne se promèneraient pas sur la plage.
Nous quittons ce havre de paix pour rejoindre la deuxième plus grande ville kényane, Mombasa, appelée la ville blanche et bleue. Nous avions convenu d’un volontariat au Tulia House Backpacker, où nous resterons un mois. Situé dans le quartier privilégié de Nyali, l’hôtel est le seul structuré pour accueillir des backpackers dans cette ville au potentiel touristique pourtant important. Protégé de mur le séparant de la ville, nous découvrons un espace coupé du monde : des coins chill à chaque étage, des transats, une piscine, un terrain de volley, un billard, un baby-foot, un bar, le tout entouré d’arbres et de palmiers propices à un isolement inspirant.
Si notre première impression fut d’arriver dans un établissement abandonné ou mal entretenu, la magie a opéré une fois la nuit tombée lorsque les petites loupiottes se sont allumées autour de la piscine et que la musique s’est enclenchée. On s’installe alors sur les transats pour observer ce nouvel environnement qui ne tardera pas à devenir le nôtre. Face à nous le bar est animé de débats et de tournées. Une convivialité qui nous rassure. En échange d’un lit, de boissons et de repas quotidiens, nous travaillerons 5 soirs par semaine au bar et alimenterons les réseaux sociaux de communication marketing.
Chaque soir est un peu pareil tout en étant un peu différent. Les soirs les plus calmes nous en profitons pour discuter longuement avec les clients qui aiment nous payer des coups. Si beaucoup sont des voyageurs de passage, français, allemands, british, polonais… la majorité sont des habitués. S’ils ressemblent pour certains à des arabes, pour d’autres à des Indiens, ils nous répondent tous qu’ils sont kenyans et leur swahili en est la preuve.
La position d’île côtière de Mombasa sur la route maritime des Indes en a fait un lieu stratégique dans le commerce d’ivoire, d’or et d’épices. 500 ans d’histoire faite de conquêtes portugaise puis omanaise (1600-1700) avant de devenir la capitale de l’Afrique orientale britannique (1895) puis d’être le chef-lieu du protectorat… Aujourd’hui libérée, la ville portuaire de Mombassa et ses alentours sont peuplés des descendants des commerçants et hommes d’affaires ayant trouvé prospérité il y a bien longtemps maintenant. Si dans le reste de la ville nous croisons énormément de femmes intégralement voilées et d’hommes portant la chéchia et le qamis, à Nyali nous observons des appartenances religieuses mélangées et plus modérées.
L’occasion pour ces femmes par exemple, comme notre amie Mona, de se réinventée le temps d’une soirée. Muna est là comme presque tous les soirs, maquillée, coiffée, vêtue légèrement. Elle est belle, elle est sexy, elle est femme. Elle sirote lentement sa Tusker Cider en nous parlant du machisme kenyan et du machisme italien, de leurs infidélités, de leurs violences, de leur domination. Nelly, notre collègue, répètera « All the men are from one and the same mother ». Muna nous montrera comment bouger son corps et nous chantera des chants japonais appris à l’école avant de partir à l’Hypnotika ou au Moonshine… mais après une semaine de découchage, la jeune femme doit retourner auprès de son fils laissé chez ses parents pendant que son mari l’attend à la maison, alors elle renfile son voile et sa longue robe qui recouvre ses pieds.
Nous rencontrons également la population musulmane aisée, de jeunes hommes ayant hérité des entreprises familiales florissantes, des mombasanais de retour d’Angleterre où ils sont partis étudier ou faire des affaires, revenus le temps des fêtes de fin d’année, des mombasanais qui viennent là car c’est l’un des seuls bars de la ville où fumer son joint est autorisé, des mombasanais qui viennent stopper leurs tremblements en commandant leur bouteille de whiskey quotidienne… Le bar en U dans lequel nous circulons invite les clients à s’échanger un fragment de ce qu’ils sont, une portion de leur savoir, un bout de leurs rêves et des miettes de peurs. Ils se provoquent, se complimentent, se resservent, se font rire, se questionnent, s’observent, s’élèvent, s’accompagnent dans un silence, dans une solitude ou une névrose… L’un écrit pour effacer les traumatismes d’une guerre, l’autre occupe ses journées vides après avoir été licencié il y a un an quand les touristes ont déserté, certains sont portés par la joie des retrouvailles avec leurs proches ou avec leur liberté… Nous apprécions la présence de ces femmes, féminines, puissantes, discrètes, instruites. Nous comprendrons qu’une femme ainsi apprêtée, assise seule et commandant une bière pour toute la soirée, n’est pas là sans but. Peut-être qu’un homme riche et souhaitant passer du bon temps viendra à elle. Il est difficile de parler pour autant de prostitution dans ce pays où il est courant pour un homme d’essayer de convaincre une femme de passer la nuit avec lui en échange de quelques billets. Qui ne tente rien n’a rien. Et si l’acte n’est pas directement rémunéré, être la maitresse d’un homme fortuné permet au moins de recevoir de jolis présents, de pouvoir fréquenter de beaux hôtels et restaurants et d’avoir des petits coups de pouces financiers en cas de besoin.
Nous savourons également retrouver l’ambiance backpacker, alors nous prenons le temps, avec délice, d’écouter les récits des voyageurs, de narrer nos aventures, de partager les recommandations. On vibre en évoquant l’Autre continent, celui qui nous a appelé et nous appelle encore, l’Amérique latine. On ravive nos cœurs révolutionnaires en prenant des nouvelles de nos terres natales. Parce que c’est ça aussi être barman/barmaid, écouter, rebondir, interroger, informer, rassurer, s’exclamer, exagérer, accepter les verres et les pourboires tout en assurant que notre gentillesse est désintéressée, c’est juste qu’on aime ça nous, rencontrer les gens. Mais le métier de barman/barmaid ne s’arrête pas là. Nous qui n’avons pas bu une seule goutte d’alcool ni de soda depuis notre arrivée au Kenya, on se retrouve à demander aux clients de répéter plusieurs fois leurs commandes : Tusker Lite, Tusker Lager, Savana, Juju shot, Balozi, Pilsner, Black Current, White Cap… Nous apprenons à décapsuler devant le client, à servir des shots, à effectuer des paiements MPESA, à garder les yeux partout, même en discutant, pour veiller à ce que personne n’introduise ses propres bouteilles, n’utilise le billiard sans payer, n’ai besoin de rien, ou ne parte sans régler. Lorsque Kim, le propriétaire des lieux, est là les commandes n’arrêtent pas et l’ambiance est à la fête. Si nos horaires de volontariat se terminent à minuit, nous restons souvent jusqu’au départ du dernier client, pouvant aller jusqu’à 4h du matin.
C’est ce que fait aussi Nelly, la seule serveuse restée après la 1ère vague du COVID, alors qu’elle commence à 15h avec pour seul jour de repos le mardi. Elle qui est censée terminer à minuit sur son contrat est tenue de rester jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne et ce, malgré le fait qu’aucune heure supplémentaire ne soit rémunérée. Nelly est payée 130€/mois (avec un loyer de 60€) et n’a pas pris un seul jour de congé depuis deux ans. Et même si elle est parfois exaspérée par le comportement de certains clients impolis ou par nos gestes maladroits, Nelly est pleine d’humour, de patience et de lumière. Cristel l’observe faire ses petits pas de danse avant qu’elle lui apporte un tabouret en s’exclamant « gossip time ». Elle qui ne nous paraissait pas vraiment bavarde au début, a pris l’habitude de parler durant des heures avec Cristel, oubliant même parfois de servir les clients ou ne réalisant pas que tout le monde est parti. Ses rires s’accompagnent toujours d’une répétition de high five. Elle aime raconter les disputes qu’il y avait dans l’équipe lorsqu’ils étaient 8 serveurs, elle critique les tenues des personnes dont elle like pourtant les photos sur Instagram et désapprouve tel ou tel comportement de ses amis… et Cristel alimente sa soif d’histoires croustillantes, sa soif de tout ce qui pourrait l’empêcher de penser ou de parler de ce qui la préoccupe ou lui fait mal, de l’intime. Pour cela il faut attendre les moments où sa garde est baissée, où l’épuisement s’empare d’elle, où son envie de croire qu’elle peut encore faire confiance devient trop forte, ces moments où elle est obligée d’admettre que ce sentiment de sécurité est réconfortant, ces moments où elle réalise que faire part de sa vulnérabilité n’empêche pas d’être aimée. Ces moments ne durent jamais bien longtemps. Alors elle part fermer la caisse pendant que nous remontons aux dortoirs.
Le dortoir des hommes et celui des femmes sont reliés d’un grand balcon équipé de canapés. C’est là que nous nous posons avant d’aller dormir, le temps de faire le bilan de la journée ou de refaire le monde, le temps de faire redescendre l’énergie ou d’épuiser celle qui reste. L’occasion aussi de veiller sur les dortoirs, comme ce soir où un homme, complétement bourré, s’est « perdu » dans le dortoir des filles. On nous avait parlé de ces situations délicates où des hommes s’infiltraient là pour se laisser aller à leurs désirs ou perversités. Alors avec Tamim, un client-ami égyptien qui était aussi présent sur le balcon à ce moment-là, on se jette en colère sur l’homme ivre qu’on finira par isoler dans une chambre privée. C’est comme ça que notre amitié avec Raj commencera… un homme, qui, une fois que l’alcool le quitte, s’avèrera être d’une douceur et d’une gentillesse incroyables et doté d’un pouvoir fédérateur naturel. Mombasanais d’origine indienne, son esprit d’entrepreneur l’a emmené jusqu’à Londres où il s’est formé avant de rentrer sur Nairobi pour devenir coach financier en Cryptomonnaie… Chaque nuit est ainsi animée au rythme des clients.
Cristel sera ainsi en mesure d’identifier des profils qui permettent de prédire la nuit qu’elle passera, aidée par les constats d’autres clients et collègues. Par exemple, les clientes venant de Nairobi sont, sans surprise, les plus irrespectueuses. Peu importe l’heure ou le nombre de personnes qui dorment dans la pièce, ces clientes ne se privent pas d’allumer la lumière, de parler fort, de rire, de marcher en talons etc. Si manquer de discrétion dans un dortoir peut arriver à tout le monde, ce qui était surprenant c’était leur réaction lorsqu’on leur demande de faire moins de bruit. Sans même feindre un instant de discrétion en signe de respect, elles continuent leurs affaires avec plus de véhémence que jamais. Alors certains matins sont plus difficiles que d’autres. On se retrouve souvent là où on s’est quitté la veille, sur le balcon. Le premier réveil nous avait tout de suite enchanté. Encore ensommeillés, des singes avaient envahit le balcon à la recherche de nourriture oubliée.
C’est en descendant au bord de la piscine que nous découvrons que ces Vervet monkeys étaient le passe-temps favori des chiens de l’hôtel. S’ils empêchent les singes de venir voler notre nourriture, ils ne peuvent les empêcher de nous embêter… comme cette fois où l’un d’eux, du haut de la charpente, a tout simplement uriné sur la dernière part de pizza de Cristel, une punition pour ne pas avoir partagé plus tôt son déjeuner… Alors que nous avons la chance de pouvoir dormir quelques nuits dans la chambre privée sur le rooftop de l’hôtel, nous nous sommes d’abord émerveillés de voir au réveil la famille de singes présente dans la chambre qui possède une ouverture entre le mur et le toit en feuilles de palmier. Nous avions commis l’erreur de leur distribuer des raisins qu’ils reviendront nous réclamer le jour suivant. Cette fois n’ayant que des chocolats et friandises qu’on ne comptait pas céder, les singes s’agitent. Il est 6h du matin lorsque Cristel, qui revient des toilettes, voit le mâle dominant poser ses testicules bleus sur l’encadrement de la moustiquaire et uriner sur son oreiller, à côté d’Antho, ne manquant pas d’appuyer son acte d’un regard provocateur. Mais malgré ces actes insolents et détestables, nous apprécions toujours les apercevoir. Ils font incontestablement partis des raisons pour lesquelles nous aimons autant rester dans l’enceinte de l’hôtel, là où rien ne se passe vraiment et où le moindre mouvement attire notre attention.
Comme la présence de Stella, Elsa, Kimshi et Links qui font office de mascottes, gardiens et maîtres des lieux. Lorsque les singes ne sont pas en train de les narguer à quelques mètres de hauteurs (à la limite exacte où ils ne peuvent les atteindre, même en sautant), ils s’adonnent à d’autres activités passionnantes : le chow-chow, Kimshi se prélasse sur une chaise-longue, Stella aboie sur les masaïs (dont elle a la phobie), Elsa tente, malgré ses problèmes de motricité, d’attraper un bout de nourriture tombé d’une assiette pendant que Links se met sur le dos pour quelques câlins. Kim, le propriétaire, les a tous adopté après les avoir trouvés affaiblis (à cause de maltraitance, d’abandon et/ou de maladie) dans la rue ou en refuge. Kim était souvent présent à l’hôtel au début de notre volontariat, avant qu’il n’attrape le COVID. Ce Kenyan d’origine coréenne nous surprend à chaque visite. Il nous surprend dans sa générosité sans limite avec ses amis, les clients, avec nous. Il nous surprend dans sa manière d’être toujours entourés malgré son introversion ou sa timidité. Il nous surprend dans sa capacité à recevoir et à considérer l’autre. Il nous surprend dans sa capacité à boire et à prendre des drogues sans paraitre désorienté ou déchiré. C’est un homme qui est efficace dans ses mots et qui va toujours chercher la meilleure manière d’aider. Un midi, alors qu’il nous invite une fois de plus à sa table pour gouter les plats du nouveau chef (comme la langouste au fromage gratiné…), il nous explique avoir recueilli un enfant dans la rue la veille qui dormait à même le sol. L’enfant lui a expliqué que ses parents l’ont abandonné là. Avant de prendre une décision au sujet à son sujet, Kim lui a offert à diner, une douche et un lit. Le lendemain, il le conduit à l’école, décidé à lui financer sa scolarité. C’est là que les professeurs l’informent que ce gamin n’a pas du tout été abandonné mais qu’il a fugué en ne manquant pas de voler une somme importante à sa mère et le smartphone de son frère !
Les réveils sont aussi faits de petit déjeuner qu’on se fera livrer du 10Street, restaurant appartenant à Kim, lorsque le chef aura la flemme de préparer nos petits déjeuners, avant ou après un plongeon dans la piscine. Quelques brasses pour se remplir d’énergie, parfois accompagnées, à la grande surprise de Cristel, du petit crocodile échappé de son enclos !
Cette piscine permettra, en l’absence du croco, à Anthony de pratiquer le Wataflow d’abord sur sa fidèle cliente, Cristel, puis sur Tamim, sur Raj (sa première séance rémunérée !), sur Manu (notre collègue italien, volontaire avec nous au bar et en voyage depuis plus d’un) ainsi que sur Lucy, la compagne de Kim. Comme c’est valorisant et satisfaisant de savoir que l’on peut commencer à gagner sa vie en faisant quelque chose que l’on aime, dans lequel on apprend à devenir bon et qui est utile aux autres.
Nous avions ainsi tenté de faire profiter de ce soin à un plus grand nombre de personnes en allant déposer des affiches dans les beaux hôtels qui nous entourent. Après avoir reçu des remarques du type « les femmes musulmanes n’accepteront jamais d’être manipulées par un homme » et « les hommes n’accepteront jamais d’être manipulés par un homme », les hôtels ont fini par refuser de mettre les affiches soi-disant en raison du COVID. Nous nous confrontons une fois de plus à la fermeture d’esprit kenyane. Une affiche portant sur le bien-être rencontrera toujours du succès en Amérique Latine, et ce malgré le fait que la pratique soit encore assez inconnue.
Et s’il n’est jamais bon de comparer, chaque sortie est une nouvelle occasion de le faire malgré nous. Cristel en est la première impactée. Elle qui aime se balader seule, s’en retrouve vite découragée. Difficile de ne pas subir les regards et les approches des hommes qui ne semblent pas connaitre le tact ou la manière élégante d’aborder une femme. Elle a le droit à la fameuse voiture qui s’arrête à son niveau pour lui répéter « tu es sûre que tu ne veux pas que je te dépose ? » et même à l’homme croisé dans la rue de l’hôtel « tu n’as pas peur de te promener toute seule le soir ? » … Lorsqu’elle refuse de donner son numéro de téléphone, on lui propose de noter le leur pour le distribuer à ses sœurs et ses amies, on ne sait jamais si l’une d’elles accepte ! Une pression masculine qui finira par l’épuiser aussi au bar alors qu’elle tente de sympathiser avec tout le monde. A l’extérieur, lorsqu’il ne s’agit pas de drague, il s’agit encore d’argent, comme cette mototaxi qui, après que Cristel lui explique ne pas avoir besoin de ses services car se rendant qu’à quelques mètres de là, lui répondra « C’est à cause de toi si je reste affamé ce soir ! ».
Chaque sortie devient ainsi énergivore… de quoi donner envie de rester dans notre petite bulle à l’hôtel, qui porte bien son nom d’ailleurs puisque « Tulia » signifie « chill » en swahili.
Même se rendre à la magnifique plage Pirates Beach nécessite de la vigilance. Alors que Cristel et une cliente cherchent à y rejoindre Anthony et un groupe d’amis fait à l’hôtel, elles prennent la décision de passer par l’entrée principale où se trouve une station de police. Un policier qui se balance sur une chaise leur dit de mettre leur masque pour pouvoir accéder à la plage. Bien que personne autour ne le porte (lui y compris), elles sortent leur masque de leur sac sans protester et le placent sur leur visage. Leur barrant la route, il leur ordonne à présent d’ouvrir leur sac, ce que Cristel appréhende puisqu’elle vient de retirer une somme importe d’argent. Il regarde finalement ses collègues, tous des hommes au regard arrogant, et ordonnent aux filles de rentrer dans leur bureau pour procéder à la fouille. Heureusement elles répondent immédiatement que leur plan a changé et que tout compte fait elles ne vont pas se rendre à la plage et partent le plus loin possible trouver un hôtel qui les laissera y accéder…
Quelques jours plus tard Cristel donnera le conseil à Jules, un client, de ne surtout pas passer par cette entrée. Mais Jules n’écoutera pas et se retrouvera en cellule, l’AK47 braqué sur lui pour non-port du masque. Heureusement cet aventurier français n’en est pas à son coup d’essai avec la corruption africaine. Ayant bossé comme consultant dans les mines d’or d’Afrique du Sud, il a traversé plusieurs pays du continent au volant de sa Jeep aménagée importée de France, alors des anecdotes il en a mille ! Il n’est pas le seul à avoir eu affaire à la corruption. C’est aussi le cas de ce belge installé à Mombasa qui a créé son entreprise d’informatique permettant l’accès à la technologie pour les populations défavorisées. Il nous expliquera combien il est primordial de maîtriser ces jeux là pour le bien de son business. Lucia, une cliente française, nous racontera quant à elle avoir été forcée d’offrir un petit déjeuner aux hommes de la sécurité à la fameuse gare de Nairobi pour qu’ils acceptent de la laisser passer. Nelly nous expliquera que les policiers du coin viennent régulièrement chercher leur dû pour qu’ils ferment les yeux sur le tapage nocturne, notamment chaque Noël et Nouvel An. Un système dont chacun peut y trouver son avantage ou se faire piéger. Nous nous souviendrons de l’histoire de Cherry, une Caraïbéenne de l’île de Trinidad coincée à Mombasa depuis le début de la pandémie. Elle y a fait la rencontre de son compagnon, Charly, avec qui nous passons également de bons moments au bar. C’est après que le couple a quitté sa chambre pour s’installer dans un appartement que Cherry s’est retrouvé à porter plainte contre son bien-aimé lorsqu’elle a réalisé que celui-ci lui avait volé beaucoup d’argent. Il a fallu qu’elle débourse une sacrée somme pour qu’il soit arrêté (et supporte les avances insistantes des officiers de police…). Mais la mère de Charly n’a eu qu’à débourser une nouvelle somme pour voir son fils à nouveau libre…
Au bar, il n’est pas rare d’entendre de la bouche des kenyans que « dans la vie tu ne peux faire confiance à personne, même pas à ceux que tu considères comme des amis, comme des frères ». Et bien que ce crédo soit à l’encontre de notre philosophie de vie, il nous faudra attendre quelques jours seulement pour que nos croyances soient mises à l’épreuve. Léoni et Katarina, les volontaires restées chez Ken sur l’île de Takawiri, nous contactent en panique. Elles ont découvert, preuves à l’appui, que celui qui étaient devenus notre frère, n’est autre qu’un menteur, voleur et manipulateur. Après nous avoir volé 70€ (en ne manquant pas d’accuser les enfants du quartier), il a volé l’équivalent de plus de 500€ aux filles et un téléphone portable à une autre volontaire. Nous découvrons qu’il a également utilisé de l’argent réunit grâce au crowdfunding réalisé par un volontaire en 2018 afin de construire un orphelinat, pour construire sa propre maison. Abasourdis, nous oscillons entre dégout, colère et déni avant de mettre notre ancien hôte face aux faits en lui annonçant que nous annulons la levée de fonds de 8000€, le crowdfunding prévu auprès de nos proches et que nous veillerons à la fermeture de son compte sur Workaway. Sa réaction, bien que pitoyable, fait froid dans le dos. Celui qui versait des larmes à notre départ, nous promulgue à présent des insultes racistes et misogynes et nous menace d’envoyer quelqu’un à Mombasa ou de nous bloquer à la frontière en contactant la police. Il enchaine les messages allant jusqu’à dire que si nous étions encore chez lui il n’hésiterait pas à nous empoissonner. Nous écoutons les enregistrements en boucle envoyés par Léoni où Ken va jusqu’à hurler, ce qui obligera les jeunes filles à fuir les lieux en pleine nuit. Nous découvrons alors le vrai visage du jeune homme et cela nous plonge dans une tristesse profonde. Une boule au ventre qui ne nous quittera pas durant plusieurs jours…Nous avions mis tout notre cœur dans l’aide que nous pouvions lui apporter, nous avions partagé ses joies les plus intimes et ses soucis comme s’ils étaient les nôtres. Sa trahison est un véritable coup de poignard.
Pour fuir mentalement ce sujet et, une fois de plus dans ce pays, cette déception, nous partirons une journée dans le centre histoire de Mombasa située sur une petite île (Mvita) de 14,1 km2 formée par la confluence de deux estuaires et connectée au reste du continent par des ponts et des bacs. Tamim est avec nous et nous déambulons un peu déçu dans ce qui est présenté comme la vieille ville. Deux rues, quelques bâtiments aux influences arabes et indiennes et that’s it. Alors on s’achète des jus de canne à sucre frais et on s’installe dans un restaurant. L’occasion d’en apprendre plus sur notre compagnon. Chirurgien de formation, il a quitté son job pour des raisons de pression au travail et voyage aujourd’hui, sans sa famille, en Afrique pour s’aérer l’esprit avant de déménager prochainement en Turquie. Son rire est contagieux et nous passerons des moments complices avant son départ discret de l’hôtel ; Avec une note de plus de 300euros, il décide de faire l’impasse sur le paiement et les adieux et nous apprendrons un matin qu’il a pris la fuite en pleine nuit. Dans un pays où le respect est rare et où la filouterie est la règle, son attitude nous fait seulement sourire et, si nous n’étions pas volontaires et si proches du propriétaire, nous aurions sans doute fini par jouer le jeu culturel qui consiste égoïstement à tirer profit de chaque situation.
Nous profiterons aussi d’un autre jour de repos pour aller au cinéma voir Encanto, un dessin animé colombien sur la magie mystique de ce monde. Avant le début du film s’affiche le drapeau du pays et tout le monde, nous exceptés, se lève et commencer à chanter l’hymne national. Un moment surprenant mais un film mignon sur la possibilité de se raccrocher à un sens plus profond de l’existence humaine faite de magie, de coïncidences folles et d’ineffable.
Le soir de Noël Kim, dans sa générosité habituelle, organise un grand banquet gratuit pour tous les clients et le personnel de l’hôtel.
Nous travaillons ce soir-là et nous prenons plaisir à discuter avec chaque habitué que nous commençons à bien connaître. Comme Zineb, cette femme kenyane incroyable et libre aux origines britanniques et indiennes, qui est sur le point de devenir la première femme africaine à ouvrir une drop zone pour les fans comme Anthony de saut en parachute. Nous nous faisons alors payer des shooter de Juju (le mix explosif de la maison) et les discussions s’enchaînent. Minuit arrive et nous apprenons qu’une soirée se dessine au Moon Shine, la boite de nuit d’un hôtel luxueux.
A 12, nous quittons alors le Tulia en Tuk-Tuk pour aller, comme l’année précédente en Colombie, fêter Noël en dansant. La boite de nuit est grande, en bord de plage et, lors de notre entrée, diffuse du rap américain. Heureux de pouvoir danser sur ce type de son que nous adorons, nous laissons aller nos corps sur la piste. Après un break musical, un artiste accompagné de 4 gardes du corps débarque sur scène pour prendre le micro et envoyer du rap, du reggae et de la trap en swahili et en anglais.
La foule est endiablée et ce n’est que lors de Ndovu Ni Kuu que nous comprenons qu’il s’agit en réalité de Kaligraph Jones, le premier artiste Kenyan que nous avons « shazamé ». Cet artiste est extrêmement connu sur la côte est Africaine et compte plus 700 000 abonnés sur YouTube. Improbable !
L’ambiance est bouillante et après son excellente prestation nous montrons tous ensemble sur la scène pour danser, s’amuser et s’enivrer. C’est sur cette dernière que nous observerons une danse que nous avions seulement vu dans les clips de rap. Des couples se livrent à un véritable Kamasutra : la fille est penchée sur une table et l’homme fait des va-et-vient simulant explicitement une position sexuelle. Puis la fille est dans les bras de son cavalier et rebondie grâce aux coups de bassin de ce dernier. Nous sourions amusé par cette liberté et cette énergie et nous poursuivons ainsi notre nuit folle jusqu’à 4h du matin. Nous nous retrouvons tous à l’hôtel pour commander à manger au 10 Street et décuver dans la piscine avant de rejoindre, épuisés, heureux et repus, nos lits.
Nous poursuivons ainsi notre rythme décalé au bar pendant quelques jours avant de décider de faire un break pendant 5j pour la nouvelle année afin de se reposer et se retrouver à deux.
Comme toujours, nous décidons d’aller dans un lieu car des gens aux belles vibrations nous l’on conseillé. Après deux ou trois occurrences, nous incluons ce lieu dans notre « to do list ». Suivre la route ouverte par les autres permet de se remettre à leurs énergies et découvrir le message à saisir dans la destination proposée.
Nous nous organisons alors pour rejoindre Kilifi, un grand village plus au nord, connu pour ses plages paradisiaques, son ambiance hippie et sa nature sauvage faite de petite jungle et de gros baobab.
Mais le jour du départ, Anthony se sent fatigué et ressent que quelque chose se passe dans son corps. Nous prenons le matatu pendant 2h pour rallier ce lieu et les symptômes ne font qu’empirer. Des courbatures, de la fièvre et une fatigue insoutenable. Nous arrivons dans notre hôtel avec vue sur l’océan et Anthony s’endort pour plus de 15h. Au réveil, nous appelons un médecin pour le faire venir et poser son diagnostic. Après une tige dans le nez et l’application des muqueuses sur un bout de plastique blanc, le résultat est sans appel : c’est le Covid. Sans inquiétude, Anthony se repose et reprend même son sport dans les 2 jours qui suivent. L’occasion pour lui de faire le point sur la situation.
Il n’a pas été malade depuis plus de 10 ans, il est à l’écoute de son corps et sait reconnaître un début de fragilité pouvant ouvrir à une maladie et nécessitant seulement un peu de recul psychique et de repos physique. Mais cette fois-ci c’est différent : après un stress médiatique suite à la recherche d’informations sur notre pays, des discussions avec notre réseau de proches qui n’augurent pas de bonnes choses sur la situation actuelle, le choc du volteface de Ken, un égrégore très chargé négativement au Kenya, des soirées de folie donc un cumul de fatigue au Tulia, sans compter le fait que de nombreuses personnes dans nos fréquentations à l’hôtel furent touchées, il est donc normal que l’état de santé global (physique, psychique et spirituelle intrinsèquement liés) soit affaibli. L’occasion donc, ensemble, de poser des limites et d’en tirer des conclusions.
Nous profitons alors de ce cadre plutôt chouette pour retrouver un rythme « normal », se prélasser au bord de la piscine ou sur la terrasse face à l’océan et joindre nos proches ou réfléchir. Pour le jour de l’an nous décidons quand même de sortir pour voir les plages de ce lieu et découvrir le Salties kite surf bar. Un lieu tout fait de bois, avec des poufs, des terrasses agréables, des toilettes isolées dans la mangrove et en bord de mer.
Nous arrivons vers 16h et un DJ anime déjà la piste de sable et nous prenons un plaisir fou, tout en sirotant enfin une bonne bouteille de rosé, à observer cette foule composée exclusivement de blancs, danser et profiter de ce lieu. Après une marche sur la plage, sauvage et belle, nous nous installons dans un petit cocon suspendu face à la mer. La musique électronique accompagne parfaitement le soleil qui se couche et nous nous délectons de ce moment simple, loin de l’agitation de la foule.
Vers 20h, déjà fatigués, nous rentrons à l’hôtel pour regarder un film et finalement, encore une fois, comme l’année dernière dans la jungle colombienne, s’endormir avant minuit et le passage à 2022.
Nous rentrons finalement au Tulia pour passer nos dernières soirées au bar avant de finir notre volontariat. Anthony, dans le climax de sa fatigue globale, finira par se bloquer le dos, l’obligeant à se poser. Le mal a dit stop, alors on s’arrête et on profite seulement. On profite de ces derniers moments dans ce lieu hors du temps, de ces dernières connexions, comme celle avec Nicolas, un Français en stage de fin d’école de commerce, qui nous expliquera les distinctions entre les négociations au Sénégal, où le lien est plus important que l’offre, et le Kenya, où l’intérêt prime et incite à aller droit au but…
Afin de pouvoir quitter le pays et poursuivre notre route, nous allons faire nos tests PCR dans le laboratoire le plus proche. Mais parce que le Covid rode en ce moment autour de nous et en nous, nous commençons à nous inquiéter de la possibilité de rester plus longtemps au Kenya si nos tests s’’avéraient être positifs. Alors Anthony explique la situation à l’homme chargé de nous inspecter le nez qui lui explique ne rien pouvoir faire, ne faisant pas les analyses dans ce laboratoire. Mais alors qu’il nous fait entrer dans la salle de prélèvement il sort le coton-tige, nous le montre et le met directement dans le tube en plastique servant à son transport. Nous lui sourions avec complicité et Cristel lui tend un billet qu’il refuse directement. Nous payons les frais normaux et nous nous retrouvons dehors, doucement amusés et assurés de bien pouvoir quitter ce pays.
Sans même corrompre une personne, nous pouvons obtenir ce que nous voulons. Imaginer le pouvoir possible grâce à l’argent nous laisse un peu effrayés. On peut vraiment tout y faire et nous imaginons facilement, utilisant le bon aspect de ce fonctionnement, certains aventuriers ou entrepreneurs venir ici tenter leur chance d’une vie absolument libre de contraintes ou franchissable aisément avec l’argent. Nous même, malgré tout, nous nous sommes sentis ici plus libres qu’à l’idée d’être actuellement en France mais est-ce suffisant pour accepter ce manque de scrupules, ces contradictions, cette violence, ce machisme, cette folie ? La civilisation de nos mœurs nous bride sur beaucoup d’aspects mais nous permet au moins, dans une certaine courtoisie du rapport à l’autre, de franchir une première étape dans la compréhension du fait que nous allons certes plus vite seul mais surtout plus loin ensemble.
Le Kenya nous aura permis de nous ouvrir à toutes les contradictions de ce monde, à ses folies, de sortir de notre optimisme de pensées (donc de projection de la réalité) pour nous faire expérimenter le pessimisme de la réalité. Du Kenya et aussi du monde global. Cela nous aura tout de même donné la chance, par l’intégration profonde du principe de polarité de toute chose, de trouver en nous plus de force mais aussi plus d’ombre, plus d’amour mais aussi plus de haine, plus d’extase mais aussi plus de souffrance. Nous le disions « C’est du heurt des contrastes que jaillit la flamme de la vie ». C’est en tout cas pour nous de cette expérience, de ce pays, de cette actualité, de l’approfondissement de la connaissance de nous-même que nous souhaitons vraiment, hier mais encore plus aujourd’hui, tracer un chemin perpendiculaire à celui proposé par nos sociétés. Un nouveau paradigme dont nous entrevoyons depuis déjà un moment la silhouette mais qui devient aujourd’hui encore plus vibrant, nécessaire, vital et réconfortant. Nous en avions l’idée, nous en avons aujourd’hui la conviction, la foi, le rêve et la force pour avancer vers la construction de cette nouvelle réalité, plus humaine, plus connectée, plus consciente, plus juste, plus unie, tout simplement nécessaire à l’écoulement de la vie sur terre.
Le Kenya sera donc le premier pays dont on est heureux de partir. Mais avant de prendre l’avion nous profitons de cette dernière soirée au bar à discuter avec Nelly, à observer ce lieu qui aura été notre refuge dans ce pays agité et à profiter de chaque être vivant présent.
Kim, en échange de la session de Wataflow faite à sa conjointe, nous offrira le luxe de pouvoir partir à son restaurant et commander à volonté. Une entrée, un plat, deux verres de vin et un café nous permettra de finir nos moments dans une douce complicité et une vive excitation à l’idée de changer à nouveau de pays. Dans ce Kenya dévasté par les méfaits de l’argent, jouir, le dernier soir, de la richesse du troc nous permet de nous satisfaire du fait que nous ne sommes pas dans la mauvaise direction et que nous ouvrons en nous des possibles encore insoupçonnés.
Le lendemain, nous quitterons les lieux à 6h du matin pour rejoindre l’aéroport. Malgré le fait que l’organisation soit une véritable blague, nous finissons par passer, sans aucun heurt, l’ensemble des étapes de vérifications diverses.
Après 40 minutes de vol, nous commençons à apercevoir des atolls bordés de sable blanc avant de survoler Zanzibar et ses eaux turquoise aux milles nuances.
Pour citer encore Jung, « l’énergie exige un canal de dérivation qui lui convienne, faute de quoi elle s’accumule et devient destructrice »… Nous avons donc trouvé notre canal qui, comme le Costa Rica, nous a appelé au premier regard.
Nitakuona hivi karibuni,
Cris & Antho
Pour découvrir nos plus belles photos, cliquez-ici !
6 décembre 2021 – 5 janvier 2022